Église recherche : personnes abusées

Église recherche : personnes abusées

Un communiqué peu banal est affiché dans les églises de la région d’Aubel depuis cet été. On y demande aux éventuelles victimes d’un ancien moine abuseur, explicitement nommé, de se manifester si elles le désirent. Une pratique peu courante, mais qui s’explique.

Par

Publié le

1 octobre 2025

· Mis à jour le

8 octobre 2025
Photographie de l'annonce écrite de l'église qui cherche les anciennes victimes d'un moine
INVESTIGATION. Quelle démarche est à l’origine de la diffusion de cet avis ?

« Val-Dieu, le 21 juillet 2025. Le présent communiqué émane du Père Vladimir Gaudrat, abbé de l’Abbaye Notre-Dame-de-Lérins, en tant que représentant de l’ordre cistercien. Cette communication se fait avec l’appui des autorités du diocèse. Elle résulte du témoignage d’un homme, victime d’abus sexuels commis vers 1985 par un moine de l’abbaye du Val-Dieu. (…) Il est probable que d’autres personnes aient été [ses] victimes. (…) Aujourd’hui nous relançons un appel en précisant le nom du père Joseph Beckers comme auteur d’abus. Cette information pourrait inciter d’autres victimes éventuelles à se faire connaître. »

Ce communiqué (plus de trois cents mots dans sa version intégrale) a été lu fin juillet lors des messes dans tout le doyenné d’Aubel, et ensuite affiché à l’entrée des églises (y compris à l’abbaye de Val-Dieu). Comme le précise ce document, ce n’est pas la première fois qu’on lance ici un appel « aux personnes victimes d’abus en lien avec l’histoire du site ». Mais c’est la première fois qu’un personnage est nommément désigné, afin de permettre aux victimes de comprendre de qui on entend réellement parler. En Belgique, l’appel public aux victimes, nommant l’abuseur, ne figure pas explicitement parmi les 137 recommandations de la commission parlementaire de 2024 sur les abus sexuels et faits de pédophilie dans l’Église. En France, la Commission Reconnaissance et Réparation a, elle, explicitement encouragé des appels publics dans certains cas (affiches en paroisse, annonces) pour retrouver d’éventuelles victimes supplémentaires. 

L’IDÉE DE « L’ACCOMPAGNATEUR »

Il n’est donc pas étonnant que cette démarche ait été imaginée par le Père Gaudrat, supérieur de l’abbaye de Lérins, située sur l’île Saint-Honorat (en face de Cannes). Depuis que les trois derniers moines cisterciens ont quitté Val-Dieu en 2001 et qu’une communauté chrétienne laïque s’y est installée, le père Gaudrat est considéré comme son “responsable spirituel”. Lui-même préfère se définir comme “accompagnateur”. « Le site est occupé par une “association de fidèles” au niveau canonique, à laquelle l’ordre cistercien a confié l’abbaye de Val-Dieu, explique-t-il. Je ne suis pas le supérieur de cette communauté, qui élit son responsable laïc. Moi, je ne fais qu’accompagner. J’y vais deux fois par an, je parle avec eux individuellement et collectivement, et je leur prodigue éventuellement des conseils. Ils viennent aussi régulièrement en retraite dans un monastère de la congrégation. On essaye ainsi de maintenir un lien parce qu’ils ont le souci d’animer le site dans la continuité de la tradition monastique, et je m’efforce de les y aider. » Pour être complet, il faut ajouter que, comme les bâtiments du monastère appartiennent toujours à l’ordre cistercien, le supérieur de Lérins dit qu’il préside aussi l’ASBL de Val-Dieu.

Pour le Père Gaudrat, communiquer sur d’éventuels abus en révélant le nom de l’agresseur fait partie, en France, de la démarche pratiquée par toutes les communautés religieuses lors de signalement d’un cas d’abus sexuel, afin de rechercher d’autres victimes. « Cela me semble une évidence. L’unique moyen d’éventuellement les trouver est de les chercher. Et donc de faire un minimum de publicité, même si, objectivement, pour la communauté laïque qui est sur place et qui n’a rien à voir avec cela, c’est un peu lourd à porter. »

OUVRIR LA PORTE

Les raisons de cet appel peu courant, au milieu de l’été 2025, divergent selon les interlocuteurs. Il semble qu’une personne de la région, victime du Père Joseph Beckers dans son enfance, ne supportait plus les éloges que certains habitants adressaient toujours à cette personne, décédée en 2020. Excédé, il se serait confié à la responsable du point de contact sur les abus sexuels du diocèse, disant souhaiter rencontrer le responsable de l’Ordre et l’évêque de Liège, tout en sachant les faits prescrits. Cette réunion a eu en juillet (en présence du vicaire général Éric de Beuckelaer). « Il nous a raconté son histoire, qui est effrayante. Comme, en général, les agresseurs sexuels n’ont pas une seule victime, déjà avant la rencontre et également après, j’ai suggéré qu’on lance un appel pour demander s’il y en avait d’autres », précise le Père Gaudrat.

Alors que, jusqu’à présent, cette pratique est très peu fréquente en Belgique, Fabrice de SaintMoulin, doyen du Plateau de Herve, l’explique : « Nous avons décidé d’accueillir favorablement cette demande parce qu’il y a ce côté de détresse, spécifique des personnes qui ont été abusées, qui ont une tendance à se refermer sur elles-mêmes. Notre volonté était d’ouvrir la porte de telle sorte qu’elles puissent recevoir une aide pour tenter de reconstruire quelque chose. »

DES GENS CHOQUÉS

Quarante ans se sont écoulés entre les faits et le moment où ils ont été révélés. Entre-temps, en 1995, le père Joseph avait été écarté de Val-Dieu « suite à un signalement » du diocèse, dans des circonstances sans lien avec la plainte actuelle, mais telles que le supérieur de l’abbaye de Lérins avait alors refusé de le recevoir. C’est ainsi qu’il sera accueilli à l’abbaye de Rochefort, qui appartient au même ordre, et y terminera ses jours. À Val-Dieu, le père Beckers avait notamment été responsable du noviciat, et la grande empathie qu’il manifestait parfois paraissait un peu sans limites…

Si certaines personnes de la région d’Aubel n’ont pas été surprises par les révélations du communiqué, d’autres, très nombreuses, sont tombées des nues. Le religieux était en effet fort connu de plusieurs générations de paroissiens. Ordonné prêtre à Val-Dieu en 1982, il n’avait que 70 ans lors de son décès, il y a cinq ans. « Les gens étaient choqués, la plupart le connaissaient », confie l’abbé Gilbert Kabongo, responsable de l’unité pastorale où se trouve l’abbaye. « Ils disaient : quelqu’un qu’on a bien connu, qui était hyper gentil et hyper motivé ! J’ai rencontré des gens qui avaient collaboré avec lui pendant plusieurs années et qui ne se souvenaient pas de cette personnalité. Il avait une personnalité double. Comment c’est possible ? C’est ce genre de choses qui font vraiment mal, qui viennent troubler notre marche en Église. »

Inutile de dire que l’initiative n’a pas été accueillie avec enthousiasme à l’abbaye elle-même. Le communiqué officiel a bien été lu dans l’église et figure dans les valves de la basilique, à côté des annonces et de l’écran qui donne les infos. « Tout qui veut le lire ne doit pas chercher dans toute l’abbatiale pour trouver l’information. Elle est claire », souligne le doyen d’Aubel.

PAS DE CONFUSION

Tout cela ne réjouit pas la Communauté, qui précise à la fois ne pas être à l’origine de cette action ni, surtout, avoir quoi que ce soit à voir avec toute cette affaire. La chose a bien été notifiée dans le communiqué, qui mentionne que « la Communauté chrétienne du Val-Dieu a commencé son existence une année plus tard [que le départ des moines en 2001] et n’a aucun lien avec cette triste histoire ». Cette éventuelle confusion explique toutefois pourquoi, sur place, on préfère ne pas faire de commentaire. « La Communauté a pas mal de beaux petits projets, notamment avec une recherche d’aide financière. Ils redoutent un éventuel effet négatif », reconnaît le porte-parole du diocèse, qui s’est entretenu avec les laïcs de Val-Dieu. Avec l’aide de la Fondation roi Baudouin, l’ASBL gestionnaire lance en effet une campagne de financement participatif (1,5 million €) afin de réaliser des travaux urgents de réparation des toitures, des pignons, des vitraux et des murs endommagés. Cette initiative se décline en des actions multilingues (affiches, QR codes, communication digitale), pour toucher un large public.

Toutes les sources concordent pour dire que, jusqu’à présent, aucune personne concernée par le communiqué ne s’est manifestée. Plusieurs interlocuteurs considèrent cette situation comme normale, oser faire cette démarche demandant souvent aux personnes abusées beaucoup de temps et de courage. Tout dépend parfois d’un déclic. « Si d’autres victimes se manifestaient, ce serait à l’Ordre d’assumer, pas à la communauté actuelle, précise bien le Père Vladimir Gaudrat. La victime que nous avons rencontrée ne demandait pas de réparation, seulement une reconnaissance. Mais si d’autres demandaient un dédommagement, ce serait l’ordre qui devrait payer. »

« Je trouve que cette crise de la pédophilie est une grande grâce, conclut le doyen Fabrice de Saint-Moulin. Enfin, on écoute les victimes, on les dédommage, et on condamne les abuseurs. Je suis heureux et ravi que l’on entende les victimes des prêtres. Heureusement que l’on condamne ces prêtres. Et qu’on écoute ces victimes. Mais arrêtons de croire qu’il n’y en a que dans l’Église. Ma peine est que, pour l’instant, on met le phare là-dessus, en oubliant d’éclairer les victimes des clubs de sport, des entraîneurs sportifs, de l’enseignement, des mouvements de jeunesse… Et je n’ai pas cité les familles. J’attends impatiemment qu’on entende les victimes de toute la société. Certes, l’Église doit avoir une dimension d’exemplarité. Mais est-ce qu’il n’y a pas une notion d’exemplarité aussi dans les mouvements de jeunesse ou dans le sport ? »

Don de soutien aux projets de Val-Dieu: Fondation Roi Baudouin, compte : BE10 0000 0000 0404, BIC : GEBABEBB, Communication structurée : 623/3891/80075. Défiscalisation des dons de plus de 40€.

Frédéric Antoine

Partager cet article

À lire aussi

  • Une femme avec une barbe tenant un livre
  • Un homme pointe un fusil et une femme à côté de lui semble crier
  • La chroniqueuse Floriane Chinskyok souriant à la caméra