Se déconnecter pour se reconnecter

Se déconnecter pour se reconnecter

Psychopédagogue et chercheur en éducation reconnu, Bruno Humbeeck alerte sur l’emprise des smartphones. Sans diaboliser les écrans, il plaide pour une déconnexion douce, accompagnée et partagée, afin de préserver le lien, la créativité et la santé mentale des jeunes générations.

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Publié le

1 octobre 2025

· Mis à jour le

8 octobre 2025

Le smartphone n’est plus un simple outil : il est devenu une prothèse des existences, colonisant jusqu’aux moments de repos. « Nous scrollons moins par envie ou addiction que par automatisme cérébral », observe Bruno Humbeeck. Depuis l’arrivée des notifications au tournant des années 2010, le cerveau a été piégé par une mécanique d’alertes permanentes. Et si l’école a récemment interdit les portables dans la cour de récréation, loin de provoquer la révolution redoutée, cette mesure a favorisé les échanges et les discussions entre élèves. « Les jeunes parlent plus, et c’est plutôt positif », relève le spécialiste. Mais pour comprendre cette évolution des mœurs, il faut mesurer ce que l’on perd lorsqu’on scrolle : la fameuse attention flottante, celle des balades intérieures et des rêveries. Une faculté qu’Einstein, « professionnel du vagabondage mental », mobilisait pour nourrir sa créativité. Aujourd’hui menacée, elle cède la place à une vigilance anxieuse, alimentée par la crainte de manquer une notification, une réaction, une réponse.

RETROUVER L’ÉMERVEILLEMENT 

Filmer un feu d’artifice avec des milliers d’autres spectateurs : ce geste, banal, est, pour Bruno Humbeeck, le symbole de l’irrationalité numérique. « Le souvenir sera plus ancré si nous racontons ce que nous avons ressenti, plutôt que d’enregistrer une vidéo que personne ne regardera », se montre-t-il convaincu.Désormais, l’expérience collective et sensorielle, nourrie par tous les sens, s’efface devant l’accumulation de fichiers sans âme. Ici, pas d’addiction au sens médical, insiste-t-il, mais des automatismes cérébraux qui s’imposent. « Dire que le smartphone est un ennemi est un combat perdu d’avance. » Le psychopédagogue plaide pour une déconnexion douce, progressive, partagée. Passer de cinq heures de smartphone par jour à trois, puis à une : des petits défis qui ressemblent à un sevrage… sans en être un. 

« L’important est de le faire ensemble : si on décide de ne pas sortir le portable à table, cela vaut pour les parents aussi. » Car les adultes, rappelle-t-il, sont souvent plus piégés que leurs enfants, au point d’emporter leur téléphone jusque dans la chambre. « Même éteint, il entretient un état de vigilance inconsciente : le cerveau reste en alerte. »Ainsi, pour retrouver une vraie détente, mieux vaut laisser l’appareil dans une autre pièce la nuit, et accepter de se déplacer ou de se promener sans le GPS du portable. Se perdre volontairement en forêt, sans pilotage par l’écran, rouvre ce champ d’émerveillement. Deux formes d’attention coexistent, précise Humbeeck : l’attention focalisée — celle qui exige un effort soutenu — et l’attention flottante — celle qui naît du vagabondage mental et irrigue la créativité. Les écrans, en saturant la première par des sollicitations brèves et répétées, assèchent la seconde. 

MIEUX SE RECONNECTER 

De ce constat est née l’application Dconnect, conçue par Sébastien Hiernaux, ancien champion de la vente de smartphones. Face à l’irritabilité de sa fille, privée brutalement de téléphone, il a renoncé aux interdits secs pour imaginer une méthode d’accompagnement. Au programme : quatre-vingts tutos audio courts qui recourent aux codes du jeu vidéo (défis, gains, boucles de progression) pour détourner les mécanismes des automatismes cérébraux. « On utilise les mêmes outils que ceux qui ont créé les automatismes, mais pour les déjouer », sourit Bruno Humbeeck. L’application personnalise l’expérience : selon ses centres d’intérêt, chacun reçoit des suggestions d’activités alternatives (sport, culture, loisirs) pour investir autrement le temps libéré. 

Le chercheur applique à lui-même ce qu’il recommande : trois sessions de scrolling de dix minutes par jour, chronométrées. Et « jamais plus de deux épisodes de série télévisée d’affilée ». Il distingue les contenus : le scroll court et diversifié (qui saute d’un sujet à l’autre) est le plus toxique pour l’attention ; les séries sont plus addictives que les films parce que conçues pour l’enchaînement ; les podcasts, eux, peuvent accompagner une marche ou une tâche ménagère sans nuire, « comme une radio qui détend l’esprit et nourrit la curiosité ». Photographier la Joconde au-dessus des têtes, dit-il, n’apporte rien : mieux vaut vibrer devant un petit tableau à côté que personne ne regarde. Au fond, la déconnexion n’a de sens que si elle ouvre une reconnexion : à soi, aux autres, au vivant. Elle épouse une idée d’écologie profonde : « Les enfants connaissent tous le logo de McDonald, mais ne savent plus nommer les feuilles des arbres. » Réapprendre à nommer, sentir, observer : voilà l’enjeu. 

PROTÉGER LES JEUNES 

L’anxiété des adolescents est amplifiée par les flux d’informations incessants. « Le cerveau s’attarde plus sur le négatif que sur le positif : un décès de star marquera plus qu’un mariage », note Humbeeck. Sans être la cause première des angoisses, les écrans les accentuent, surtout quand l’attention est happée par l’attente d’une réaction, d’un like, d’une notification. Les jeunes ne sont pas démunis pour autant : ils se montrent très réceptifs aux explications qui dévoilent les mécanismes invisibles de la technologie. « Ils découvrent qu’ils deviennent le jouet d’un marché, et cette prise de conscience les arme. » Mais le défi est d’abord familial. Les règles doivent être partagées : si l’on éteint les téléphones à table ou lors d’une balade, les parents montrent l’exemple. 

Et la douceur prime sur la brutalité : connaître les mécanismes, analyser calmement, proposer des petits défis réalistes, réduire progressivement le temps d’écran, déplacer le téléphone hors de la chambre, réserver des créneaux de consultation, organiser des activités de substitution… Tout plutôt que le bras de fer — perdu d’avance. Cette approche fait écho à d’autres voix. Le psychiatre français Serge Tisseron salue la recommandation de limitation de l’accès à internet sur téléphone avant 13 ans et souligne que, si, en France, les préconisations de la “Commission écrans” sont appliquées, elles bouleverseront le paysage social (interdiction des écrans avant 3 ans, accès fortement limité avant 6 ans). 

Le neuroscientifique Michel Desmurget, auteur de Faites-les lire !, défend quant à lui la lecture comme antidote : elle enrichit le vocabulaire, élève le langage expressif et offre une respiration cognitive. Tout comme Bruno Humbeeck, il estime que ce n’est pas tout le numérique qui pose problème — certains contenus peuvent aussi enrichir le langage — mais bien le rythme court et fragmenté. L’objectif n’est pas de soustraire l’enfant au monde, mais de lui rendre le choix de ses liens et, pourquoi pas, plus de pages lues !

Virginie STASSEN 

Bruno HUMBEECK, Moins d’écrans, plus de liens. Pour une déconnexion en famille et en douceur, Bruxelles, Racine, 2025. Prix : 22,95€. Via L’appel : -5% = 21,81€.

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