L’Étranger – le bel indifférent
L’Étranger – le bel indifférent
François Ozon réalise une admirable et fidèle adaptation cinématographique de L’Étranger de Camus. Son héros, impassible et taciturne, a du mal à tenir le rôle social qu’on attend de lui.
Publié le
· Mis à jour le
Le film de François Ozon s’ouvre sur une musique rétro et des images d’archives qui font l’éloge de la colonisation en Algérie. Le commentateur vante les mérites de la modernisation de la ville d’Alger et exalte « l’indissoluble mélange de la vie occidentale et de la vie arabe » qui fait tout son charme. Dans sa reconstitution minutieuse de la capitale des années 1930, le réalisateur montre une réalité tout autre. En matière de mélange des cultures, on observe plutôt une cohabitation faite de tensions latentes et cimentée par les discriminations et ségrégations entre “indigènes” et Français. Si les Européens de souche ont la citoyenneté française pleine et entière, les musulmans algériens ne bénéficient que d’un sous-statut et leurs libertés sont limitées par une série de lois. Cette islamophobie, qui ne disait pas encore son nom, résonne inévitablement avec l’actualité et certains discours décomplexés de femmes et d’hommes politiques toujours plus nombreux dans le monde.
Construit en une succession de flash-back, le film débute par l’entrée en prison de Meursault, le personnage principal. Il est là parce qu’il a « tué un Arabe », un jeune homme dont le nom ne sera révélé qu’à la toute fin car, aux yeux des colons français, un Arabe, ça n’a pas beaucoup d’importance.
CLAIR-OBSCUR
Les allers et retours temporels permettent donc de comprendre comment Meursault, un trentenaire paisible et sans histoire, en est venu à commettre un crime de sang-froid. Camus, et Ozon à sa suite, brossent le portrait d’un homme atypique, qui semble étranger à tout ce qui lui arrive. Le sublime Benjamin Voisin donne corps à ce personnage impavide apprenant avec indifférence la mort de sa mère. On l’accusera d’ailleurs de l’avoir enterrée avec « un cœur de criminel ». Il est de tous les plans et le cinéaste le caresse de sa caméra avec une sensualité assumée. Cinq ans après été 85, Ozon retrouve l’acteur au jeu intense, incarné et viscéral.
Le noir et blanc, d’une richesse exceptionnelle de nuances et de netteté, donne au film un charme d’antan et une beauté intemporelle. Le travail du directeur de la photographie, le Belge Manu Dacosse, se doit d’être salué. Il magnifie le soleil omniprésent et accablant. La lumière, souvent vive, traduit la chaleur qui enivre ou épuise et exaspère les individus jusqu’à leur faire perdre l’esprit et étourdir leur conscience morale. Ce clair-obscur redouble le contraste, pour ne pas dire l’opposition, entre Meursault et les autres protagonistes. Meursault, silencieux et solitaire, est observé comme une bête curieuse. Ses réactions, ou plutôt son absence de réactions, ne manquent pas d’étonner, de désarçonner ceux qui le côtoient. Il refuse en effet de jouer le rôle social qu’on attend de lui. Il semble hermétique aux usages et convenances, et on lui reprochera vivement de ne pas avoir pleuré aux funérailles de sa mère.
LUCIDE ET SEREIN
Le prénom de cet “étranger” ne sera jamais prononcé, comme si Camus n’avait pas souhaité en faire un individu, mais un symbole de sa philosophie de l’absurde. Pour le philosophe existentialiste, l’homme ne cesse de vouloir donner du sens à ce qu’il vit, mais le monde se tait et ne propose aucune explication. Prendre conscience de l’absurdité du monde, de son non-sens, offre la seule lucidité qui permet de vivre sans illusions, et donc libre. Meursault est cet homme qui sait que rien n’a de sens en soi.
Il semble se laisser porter par la vie, comme une bouée par la mer, sans jamais en être atteint. C’est comme s’il observait de loin et avec ennui sa vie s’écouler. Ses silences sont nombreux, il s’exprime par des phrases courtes, oui ou non, et la plupart des questions qui lui sont adressées restent sans réponse, car il n’a pas d’idée sur le sujet ou parce qu’il le considère sans importance. En fait, il a perdu l’habitude de s’interroger sur le sens des choses. Son point de vue sur la vie, sur le mariage et l’amour désarçonne. Il dit tout ce qu’il pense, même si ça fait mal. Et quand il écoute les autres, c’est souvent avec indifférence. Il ne s’intéresse à rien et rien ne le dérange. Il ne s’attend à rien et ne veut pas se mêler de l’existence d’autrui.
Bien sûr, il tombe sous le charme de la belle Marie. Et si cette femme, incarnée par la lumineuse et rayonnante Rebecca Marder, est amoureuse de lui, lui n’éprouve pour elle qu’une attirance, une occasion de satisfaire un besoin sexuel. Ils forment à eux deux le couple antinomique : elle qui manifeste avec fraîcheur ses sentiments et ses émotions et lui qui n’en exprime pas, parce qu’il n’en ressent pas. « C’est l’antihéros total et qui est exactement le contraire de ce qu’on nous apprend à faire dans les écoles de scénario, explique François Ozon à France Info. Par conséquent, je voulais savoir si l’on pouvait cinématographiquement s’attacher à ce personnage sans le comprendre et sans qu’il soit sympathique. »
A-T-IL UNE ÂME ?
Face à ce couple se dresse un ange noir, Raymond Sintès, le voisin de palier, un maquereau sans foi ni loi qui bat sa maîtresse. Pierre Lottin, que François Ozon avait déjà fait tourner dans son tout récent Quand vient l’automne, donne à son personnage l’immoralité décomplexée qui convient à ce tabasseur de femmes et d’Arabes, se croyant, en toutes circonstances, dans son bon droit. C’est parce que Meursault accepte de lui rendre un service qu’il met le doigt dans l’engrenage qui le conduira au meurtre annoncé dès le début du film.
À partir de cet acte, une voix off donne à entendre les pensées du bel indifférent et le rend, sinon plus humain, du moins plus accessible aux spectateurs. Il est conscient d’avoir « rompu l’équilibre du jour » et donné « quatre coups brefs sur la porte du malheur ». Le procès qui s’ouvre est, pour lui, une parodie de justice. La victime, l’Arabe, compte peu aux yeux des magistrats français et est vite oubliée pour laisser place à la personnalité de l’assassin. Meursault, de son côté, est curieux de ce qui se passe autour de lui, mais comme si ça ne le concernait pas. N’a-t-il aucune âme ? se demandent certains. Son principe, qui est aussi la conviction profonde d’Albert Camus, c’est que, puisque la vie est absurde, il faut s’ouvrir à « la tendre indifférence du monde », pour vivre heureux. Mais si le film peut se lire comme une illustration de l’existentialisme camusien, il se lit également comme une fable dramatiquement humaine sur la relation à l’autre. Et quelle que soit la lecture qu’on en fait, c’est un beau film, réussi et interpellant.
Jean BAUWIN
L’Étranger, de François Ozon, en salle depuis le 29/10.
