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Le sens du sacré, selon Frédéric Lenoir

Dans un entretien profond et sincère, Frédéric Lenoir se confie sur ce qu’est, pour lui, le sens du sacré. Cet échange, qui a eu lieu à l’occasion de la sortie de son livre de photographies Les chemins du sacré, a servi de base à un article dans le magazine L’appel. Nous livrons ici la teneur intégrale de ce dialogue, tel qu’il s’est déroulé. Une version plus longue et plus riche que contenu de l’article.

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–” Le sacré traverse tout votre livre. Comment il avait aussi traversé la série documentaire que vous aviez faite pour Arte. Dans l’ouvrage, on a l’impression que la vision du sacré est très polymorphe. Si vous pouviez dire ce qu’elle sacré pour vous, ce serait quoi ?

–” Je vais commencer par dire que ça n’est pas, c’est-à -dire que ça me permettra de vous expliquer ce que j’entends par sacré la définition. La plus courante définition du sacré que les gens ont en tête, ça vient du sociologue Émile Durkheim qui, en observant toutes les grandes religions, a fait une distinction entre le sacré et le profane. Il dit que les grandes religions vont considérer qu’il y a des lieux, des espaces ou des temps sacrés, c’est à dire qui sont à part, qui sont au-dessus du reste des lieux ou des temps et, dit-il, du reste du monde. Des lieux sacrés qui séparent du monde profane. Cette définition-là a imprégné toute notre société puisqu’aujourd’hui, on l’a laà¯cisée. Et lorsqu’on va parler, par exemple, des valeurs de la République, la démocratie, les droits de l’homme, on va dire ce sont des valeurs sacrées, c’est-à -dire qu’elles sont au-dessus du reste. C’est ce qu’il y a de plus important. Donc, aujourd’hui, on entend par sacré ce qu’il y a de plus important, ce qui est intouchable, d’une certaine manière. Et ce n’est pas du tout cette définition que je retiens. Pour ma part, je retiens une définition anthropologique qui a été proposée par le théologien et philosophe luthérien Rudolph Otto1, qui considère que le sacré est un sentiment universel, donc une émotion, un sentiment universel que ressent l’être humain. Face à la beauté du monde, il s’émerveille dans la beauté du monde et peut ressentir aussi la terreur devant la force des éléments de la nature, ou lorsqu’il s’interroge devant le mystère de l’existence. Dans ce cadre, quand on parle du sacré, on est devant quelque chose qui nous dépasse, mais qui n’est pas lié à une institution religieuse qui va séparer le sacré du profane. L’être humain, dans son ressenti, va être bouleversé, ému, et il va considérer que l’expérience qu’il vit a quelque chose d’unique. Et donc, il la met à part, si vous voulez.
Je considère que tout être humain, et j’en suis persuadé, peut faire cette expérience où il se sent émerveillé, ébloui par quelque chose qui le transcende, qui le dépasse et qui le met dans un état de sidération ou d’émerveillement. C’est ce qu’on peut appeler une expérience du sacré. C’est ça que j’ai utilisé comme définition pour faire les voyages qui ont construit la série de documentaires d’Arte, et pour faire ce livre. J’ai été rencontrer à travers toute la planète des gens qui vivent des expériences des sens du sacré, de manière très diverse, à la fois religieuse et non religieuse. Dans les deux cas, ils vont vous parler d’émerveillement, d’éblouissement, de quelque chose qui n’était pas, qui les transcende. Et soit ils vont le nommer s’ils sont dans le cadre d’une culture religieuse, soit ils ne vont pas le nommer si c’est dans le cadre d’une expérience plus laà¯que.
–” Cette définition, comment l’avez-vous intériorisée ? Quelle est votre propre expérience du sacré ?

–” Ma première expérience, je dirais, c’est la nature, quand j’étais enfant. J’ai été élevé dans un monde catholique. On m’a transmis des dogmes. On allait à la messe le dimanche. Cela ne m’a jamais inspiré une émotion. Aucune. Par contre, enfant, je me souviens de moments très puissants où j’étais dans la forêt et que je voyais des faisans partir. Je voyais des rayons de soleil à travers les sous-bois. J’étais bouleversé et je me disais que le monde est beau, que la nature est belle et j’avais une émotion d’émerveillement qui m’a profondément marqué, et c’est ce qui m’a donné un sens spirituel. Le sens qu’on n’était pas là par hasard. Que l’harmonie du monde, la beauté du monde n’étaient pas liées au hasard. Qu’il y avait quelque chose qui nous dépassait. Qu’il y avait une transcendance. Et c’est ce qui m’a connecté au spirituel. C’est la nature, la beauté du monde, l’harmonie du monde. Et mon intérêt pour les religions est venu après.
–” Cet intérêt est venu en lien en lien avec cette émotion, ou en contrepoint par rapport à elle ?
–” Dans la continuité. C’est-à -dire qu’après, dans ma vie, j’ai eu des expériences plus religieuses, qui ont été dans la continuité de ce que j’avais ressenti. Par exemple, lorsque j’avais 19 ans, j’ai ouvert les Évangiles pour la première fois ,et j’ai ressenti une émotion extrêmement puissante en lisant la parole du Christ dans son dialogue avec la Samaritaine. Là , d’un coup, j’ai ressenti une émotion très puissante d’amour. Je ressentais que tout le message, la personne du Christ et son message étaient portés par l’amour. Et ça m’a bouleversé. J’ai ressenti de l’amour inconditionnel. J’ai revécu là , d’une manière plus explicitement religieuse, c’est à dire qui s’inscrivait dans un cadre culturel (je lisais la Bible), une émotion tout à fait similaire à ce que j’avais ressenti dans la nature, mais dans un autre contexte. Après, j’ai eu d’autres expériences identiques, en priant, en pratiquant la méditation, ou à nouveau dans la nature. J’ai aussi eu d’autres expériences, qui peuvent avoir eu lieu dans un contexte religieux ou non.
–” Pensez que c’est comme ça que tous nos contemporains ressentent les choses ? Qu’il n’y a pas parfois, malgré tout, une sorte de résistance ou de rémanence d’une vieille représentation du sacré qui est justement liée à un cà´té institutionnel ? Quand on voit tous les débats qu’il y a eu, par exemple en France, sur la décision de l’État de ne pas autoriser les messes dominicales, est-ce que ce n’est pas une sorte de manifestation d’une image du sacré qu’ont certains, et qui ici est assimilé au fait d’assister à des offices toutes les semaines ?
–” à‡a, c’est l’autre définition du sacré, celle que je récuse, celle qui réduit le sacré à l’observance religieuse ou aux temples, aux synagogues, aux églises, mosquées. Pour moi, c’est l’appauvrir considérablement, c’est-à -dire réduire le sacré à sa dimension institutionnelle. C’est pour cela que je récuse la définition du sacré de Durkheim. Il l’a faite à partir de l’observation des institutions religieuses, et il ne s’est pas intéressé à l’âme humaine. Alors que moi, je me situe dans la ligne de Young, par exemple, et de tous les psychologues et anthropologues qui nous disent que l’âme humaine a un sens du sacré, et que c’est tout à fait universel, c’est un sentiment universel et ça transcende les cultures, ça transcende les religions. Et ce sentiment du sacré, est même à l’origine, j’en suis convaincu, des religions. C’est parce que l’être humain s’interroge sur le mystère de son existence, sur le mystère du monde, sur la beauté du monde, c’est parce qu’il a ces interrogations et ces émotions, qu’ensuite ont pu naître des religions dans des cultures données, qui vont apprivoiser ce sentiment du sacré. Qui vont lui donner une direction, un cadre, un langage, des symboles, des croyances, des rituels. Tout ça, c’est ce que Max Weber appelle la domestication du sacré.
–” Nous comptions jusqu’il y a deux mois dans l’équipe de rédaction du magazine L’appel un théologien, qui est hélas mort du covid. Pour lui rendre hommage, j’ai publié ce mois-ci dans le magazine un texte où il donnait son regard, sa réflexion sur le sacré. Il écrivait notamment ceci : « le sacré s’inscrit n’existe pas en soi. Il est ce que l’on sacralise, ce pour quoi on est prêt à se battre, à se sacrifier ou à donner sa propre vie. En quelque sorte, le sacré s’humanise en se sécularisant. » Qu’est-ce que vous pensez ?
–” Je suis assez d’accord avec ça. C’est clair que le sacré existe à partir du moment où on le nomme, où on reconnaît quelque chose comme une expérience qui a une valeur unique. à‡a ne s’oppose pas du tout à ce que je veux dire. Et c’est une définition très intéressante parce qu’effectivement, c’est parce qu’on dit que ce qu’on vit là a un caractère sacré ou unique que c’est sacré. Même si la plupart des gens n’utiliseront pas alors le mot –˜sacré’. C’est un mot utilisé par les universitaires. Mais beaucoup de gens vont vous dire : « je vis quelque chose de très fort, d’unique, qui me dépasse, qui me met dans un état particulier, des formes d’états extatiques ou de joie absolue, etc. » Et c’est ce sentiment-là que les anthropologues ont qualifié de sacré parce que, d’une certaine manière, les personnes qui en parlent vont le mettre à part. Donc, je rejoins assez bien cette définition de dire c’est ce qu’on sacralise. Je pense que tout être humain, dans sa vie, a des moments qui va sacraliser, qu’il va considérer comme supérieurs à tous les autres, comme les plus importants, comme les plus essentiels, ceux qui lui donnent le plus de sens. Et ce sont ces moments-là qu’on peut appeler des moments de sacralité. Et c’est pour cela que ces moments de sacralité peuvent avoir lieu dans le cadre d’une institution religieuse ou d’une pratique religieuse liée à une culture, comme ils peuvent avoir lieu tout à fait en dehors. Par exemple, dans mon livre ou dans les films documentaires, j’ai rencontré des gens comme Guillaume Néry, un spécialiste de plongée, qui va plonger à 120 mètres sous la mer et sans oxygène. Il reste onze minutes sous l’eau. Il m’a dit : « quand je suis sous l’eau dans ce contact, dans ce silence absolu, il y a tous les éléments. Je ne fais plus qu’un avec les éléments. C’est un moment unique. » Il parle à ce sujet de moment méditatif, profond, de spiritualité. Quand je lui demande si, pour lui, ce moment-là est sacré, il me répond : « c’est le meilleur mot que je pourrais dire. Ce sont des instants uniques, privilégiés, qui nous nous mettent en lien avec des choses qui nous dépassent. D’ailleurs, très souvent, les gens qui vivent cette expérience vous disent qu’il y a comme une abolition de mon moi, de mon ego, je ne me sens plus différent de ce qui m’environne. Guillaume Néry va dire : « je fais complètement un avec l’eau ». Ce que Romain Rolland appelait –˜le sentiment océanique’. Dans un débat entre Freud et Romain Rolland, Freud disait que l’expérience mystique était une expérience psychotique. Et Romain Rolland lui a répondu : « Pas du tout. C’est l’expérience, au contraire, d’un moi très structuré qui, d’un coup, se sent fondre dans le tout, que ce soit Dieu, que ce soit la nature, ou les éléments, peu importe. » Et du coup, cette fusion du moi et du tout crée le sentiment d’une abolition, d’une séparation entre moi et le monde, et il dit : « c’est le coeur même de l’expérience mystique, qu’elle soit religieuse ou sauvage, c’est-à -dire hors religion. Et c’est ce que vivent plein de gens qui ne sont pas religieux, mais aussi des mystiques de toutes les religions disent la même chose. »
Tout ça se rejoint, mais il ne faut pas buter sur les mots. J’appelle ça sacré. On pourrait mettre d’autres mots. On peut mettre le mot mystique, etc. C’est une expérience qu’on cherche à qualifier. Voilà , j’ai fait des propositions de termes à la suite d’autres psychologues, anthropologue et tout, parce que je trouve ça très, très pertinent. Mais il ne faut pas se focaliser sur les mots. Ce qui compte, c’est l’expérience.
–” Justement, votre livre fait le tour de ces expériences que vous aviez choisies pour l’intérêt qu’elles pouvaient avoir pour vous, ou bien vous avez découvert leur intérêt en étant sur le terrain ? à‡a s’est passé comment, votre rapport à cette diversité de sacré qui se trouve dans les documentaires et dans le livre ?

–” C’est un peu mon expérience, à la fois personnelle et universitaire, c’est-à -dire de quelqu’un ayant étudié l’histoire des religions, des croyances et des spiritualités et puis ayant pas mal vécu, voyagé depuis 40 ans. Je me suis rendu compte qu’il y avait un certain nombre de grandes expériences typiques de cette quête du sacré. Et donc, j’ai relevé cinq cas : l’expérience de la nature de la marche, l’expérience de la sagesse, de la solitude et l’expérience de la beauté. Après, il peut en avoir d’autres, mais ces cinq-là m’ont paru comme de grands chemins du sacré. C’est pour ça que j’ai appelé la série "Les Chemins du sacré" et je pense que ça résume à peu près tous les types d’expériences du sacré qu’on peut faire. Il y en a peut-être d’autres qui m’ont échappé, mais ces cinq-là sont très, très, très fortes et du coup, ça m’a donné le plan, finalement, de mon livre et de cette série.

–” Vous avez énuméré les cinq expériences. Comment pourriez-vous, en deux mots, déterminer la façon dont le sacré se manifeste dans chacune ?

–” Pour la nature, c’est très évident. C’est des gens qui, lorsqu’ils sont dans la nature, ont le sentiment, comme je l’ai décrit par rapport à moi, de faire un lien avec la nature, de ressentir la nature comme un organisme vivant et pas de la matière morte. Ils se sentent reliés à un lien vital, la nature. Et ils vivent un émerveillement, une sensation de connexion avec le monde qui met de l’amour dans leur coeur. Une l’admiration. C’est cette reliance à la nature que beaucoup de nos contemporains vivent. Aujourd’hui, il y a un vrai retour à la nature des gens qui ont quitté les religions institutionnelles. Ils redécouvrent une expérience de type mystique à travers le lien avec la nature. Je pense à mon ami André Comte-Sponville, philosophe, athée et matérialiste, qui me dit : « J’ai vécu des expériences mystiques où j’étais dans la nature et, d’un coup, mon moi s’est aboli je me suis senti complètement relié à la nature dans une expérience d’amour, d’unité, de simplicité. » Il décrit réellement l’expérience mystique. C’est pour ça que l’expérience de la nature est très parlante pour nos contemporains.
Après, il y a l’expérience de la sagesse. C’est vraiment le ressenti intérieur. C’est lié à l’introspection. C’est lié à la méditation, c’est lié à l’intériorité et dans cette recherche de silence et d’intériorité, on peut ressentir justement la découverte d’un moi plus profond que notre moi psychologique qu’on peut appeler le soi, qu’on pourrait appeler le divin. Chacun va nommer différemment une expérience intérieure qui est liée au silence et à la relation la plus intime qu’on peut avoir avec soi-même. C’est souvent à travers la pratique de la méditation que cette expérience a lieu.
Après, il y a ceux qui recherchent le sacré à travers la marche. La marche est une activité très particulière qui met à la fois le corps et l’esprit en mouvement et qui permet de lâcher un peu l’activité habituelle du mental. On est un peu déstabilisé et puis peuvent venir justement à la fois des rencontres avec la nature, avec les autres, avec soi-même. C’est une déstabilisation de nos modes de vie habituels et beaucoup de gens vont faire des pèlerinages, des marches, etc., justement pour sortir de leur zone de confort habituel. Et, dans cette déstabilisation, il se passe des choses. Donc la marche est une rencontre avec l’inconnu, qui permet des expériences très fortes. J’ai rencontré beaucoup de gens qui font le chemin de Compostelle. Certains sont croyants, d’autres non. Mais tous vous disent : « on vit des expériences tout à fait inédites grâce à cette marche. »
Et puis vous avez l’expérience de la solitude, des gens qui se mettent en condition de se séparer du monde pour essayer de rencontrer l’absolu d’une manière ou d’une autre. S’ils sont chrétiens, ils le feront avec des ermites qui vont aller s’isoler du monde pour rencontrer Dieu. Si c’est des bouddhistes, ils vont s’isoler du monde pour aller dans des états méditatifs encore plus profonds. Cela peut être des gens qui ne sont pas religieux du tout, comme Alexandra de Staigueur qui va sur une île une fois par an pendant six mois pour garder un hà´tel. Elle est toute seule pendant six mois sur une île aux États-Unis. Elle dit : « ça me permet de faire une vraie rencontre avec moi-même et avec la nature, etc. » C’est une condition, la solitude, qui permet de vivre une expérience du sacré.
Et enfin, il y a la beauté et tous les artistes du sacré, ceux qui, par la musique, par la poésie, par la danse, par la calligraphie, par le chant, tentent de toucher le sacré et l’exprimer d’une manière ou d’une autre. Voilà cinq grands types d’expériences tout à fait universels qu’on rencontre dans toutes les cultures du monde.

–” Comment se sont passées les rencontres qui ont construit la série et le livre ?

–” Au départ, j’ai fixé les cinq types d’expériences que je voyais liés au sacré et, à partir de là , il y a une équipe de documentalistes qui ont recherché les témoins. La plupart sont des anonymes, des gens que je ne connaissais pas du tout. Par exemple, j’ai dit : « je recherche un chaman qui travaille sur les plantes. » On a cherché. Et puis on a rencontré un ethnologue qui nous a dit : « Je connais au Pérou quelqu’un de très authentique qui vit en pleine l’Amazonie péruvienne. » On a été en contact avec lui par email. On a vu qu’il était très profond. Qu’il savait parler de son expérience. Et puis voilà , ça s’est fait comme ça. Il y a eu beaucoup de déchets, beaucoup de gens qu’on a contactés, qui n’ont pas répondu, qui n’étaient pas disponibles ou qui ne l’étaient plus quand on était prêts à tourner. Ou qui ne savaient pas exprimer leur expérience. En fait, c’est un énorme travail. Il y a deux personnes à plein temps qui n’ont fait que ça pendant un an : rechercher les gens qu’on allait filmer à travers le monde. Et moi, j’ai ajouté à ça quelques personnalités comme Hubert Reeves, Matthieu Ricard, André Comte-Sponville, Jacques Cavatine, etc. Je savais que c’étaient des gens qui vivaient des expériences fortes du sacré. Je les connaissais bien et c’étaient des amis. Je me suis dit : je vais en profiter pour mettre quelques personnalités, Mais 90%, ce sont des anonymes.

–” Étaient-ce des rencontres longues, ou juste des visites
rapides ?

–” On n’a jamais passé moins d’une semaine pour chaque rencontre. Par exemple, au Pérou, on a passé huit jours chez ce chamane, en Amazonie. En Australie, on a passé quinze jours parce qu’on a passé une semaine à rencontrer un guérisseur aborigène. Et puis, une semaine un peintre. Donc, chaque fois, au minimum 8 jours par témoin. Au Japon, on est restés un mois parce qu’on a rencontré quatre témoins, ceux qui font le tir à l’arc, ceux qui font le zen, etc.

–” Ce n’est pas un peu frustrant finalement ? Même, dans une série de documentaires télé, on n’a pas des heures et des heures pour chaque sujet. Dans le livre, vous avez dû sélectionner des images...

–” J’avais 10.000 photos. J’en ai gardé un peu moins de 300. Donc ; effectivement, c’est sûr qu’on doit faire une très grosse sélection. Mais, en même temps, on donne à voir ce qui nous a le plus touchés, ce qui est le plus réussi techniquement. Il y a des photos de moments extraordinaires, mais qui ne rendaient pas bien à l’image et que j’ai dû laisser tomber. Donc oui, je pense qu’on offre à voir finalement ce qu’il y a de meilleur en qualité pour les gens, donc tant mieux. Même si c’est frustrant pour celui qui fait le choix.

–” Si vous deviez retenir deux, trois des rencontres que vous avez faites, qu’est-ce qui vous a le plus touché ?

–” J’ai été très, très bouleversé par le Guatemala, par la rencontre avec quatre femmes mayas qui ont fait un rituel chamanique face à un volcan, qui est entré en éruption pendant le rituel. à‡a n’arrive pas tous les jours, ça arrive de temps en temps. C’était assez extraordinaire de vivre cette convergence, cette synchronicité, comme dirait Young, entre le rituel très beau avec ces femmes qui chantaient, qui dansaient autour du feu, et puis, tout à coup, la puissance du volcan en éruption. Cela a duré six heures et ça m’a laissé une trace impérissable. Autre moment très fort, ça a été la marche au Japon avec les adeptes du Shugendo, un mélange de bouddhisme et de shintoà¯sme. Ce sont des gens qui marchent dans la forêt, dans une nature magnifique, et ils marchent pour être à la fois dans une sorte de pleine conscience, être le plus présents possible, et à la fois pour être en dialogue avec les esprits de la nature et de la montagne. C’est très beau. J’ai été touché par la manière dont ils étaient extrêmement présents et leur expérience. Ou par puissance des éléments, lorsqu’ils vont méditer sous une cascade glacée pendant une demi-heure. C’étaient des moments très forts. Je parlerais aussi peut-être de ce pèlerinage soufi en Éthiopie, qui est vraiment un pays magnifique. On a vécu des moments très forts avec des pèlerins qui viennent de toute la Corne de l’Afrique pour faire ce pèlerinage sur le tombeau de ce saint du XIIe siècle, Cheikh Hussein. J’ai vu des enfants merveilleux, qui étaient extrêmement chaleureux, accueillants, comme tous les enfants en Afrique. De là , j’ai ramené quelques photos très belles d’enfants qui prient dans le tombeau. De très belles rencontres. Et puis après, on a été dans le nord de l’Éthiopie. à‡a m’a beaucoup marqué aussi. Rencontrer un vieux moine copte qui est là depuis l’âge de 13 ans, dans des montagnes rocheuses, avec des paysages sublimes. On voit ce vieux moine de 84 ans qui habite là depuis finalement si longtemps, qui a toujours vécu dans cette montagne et qui attend la mort sereinement. C’était magnifique, tout ça. Ce sont des expériences qui m’ont marqué à vie.

–” Pour revenir à cette question de la façon dont le sacré est intégré dans les gens aujourd’hui, est-ce que vous pensez qu’à travers les cinq pà´les que vous avez pointés, il y a actuellement dans notre société des repositionnements qui sont en train de se faire ? Est-ce que la crise que nous vivons pour l’instant pourrait amener à ce qu’on découvre du sacré ailleurs que là l’on avait l’habitude de le trouver ? Est ce qu’on va sortir indemne, au niveau du sacré, du coronavirus ?

–” J’ai surtout le sentiment, de manière encore plus large que la covid, que la crise ne va faire qu’accentuer le retour de l’homme contemporain vers la nature. On s’est coupé de la nature depuis plusieurs siècles. Progressivement, des gens ont quitté le monde rural, sont venus vivre en ville. Et la plupart des enfants ne connaissent pas la nature. Ils n’ont pas vu des animaux en vrai. Ils sont coupés de nature. Je pense que le grand retour auquel on assiste depuis plusieurs décennies, ça s’accélère avec le coronavirus, c’est que les gens se rendent compte qu’on ne peut pas vivre en ville tout le temps, qu’on a besoin de la nature et qu’il y a plein de gens pendant le corona qui, dès qu’ils ont pu, sont partis à la campagne. Et puis, il y a certains qui ne veulent plus revenir. Donc, on s’aperçoit qu’on a vraiment besoin de la nature pour notre équilibre et que vivre qu’en ville, c’est intenable, alors qu’on peut vivre très bien dans la nature. C’est ce que je fais depuis très longtemps, parce que je suis en ville à peine deux mois par an, et tout le reste du temps, j’ai la chance de vivre en pleine nature.Et je n’ai pas écrit une seule ligne en ville. J’ai besoin de la nature. Il y a plein de gens qui font cette expérience. Je pense qu’il y a un retour vers la nature. C’est certain que c’est une grande tendance dans l’histoire longue de l’humanité. Il y a eu un arrachement progressif à la nature. Et puis, il y a un retour actuel à la nature parce qu’on a été trop loin dans cette coupure avec la nature qui nous fragilise, qui nous rend angoissés. Et on absolument besoin pour notre équilibre d’être en lien avec la nature et les rythmes naturels, avec le soleil qui se lève, qui se couche, voir le ciel, voir les animaux, vivre en lien avec eux. Tout ça, on en a besoin.

–” Et puis n’y a-t-il pas aussi une sorte de désinstitutionnalisation du sacré à tous les niveaux ? Quand on voit, par exemple, la situation des grandes religions. Quand on voit le réinvestissement vis-à -vis de l’islam comme –˜sacré’, que l’on vit en occident. Quand on voit ce qui se passe du cà´té du monde catholique ou des religions chrétiennes. Mais aussi, par exemple, la manière dont on considère l’État. L’État avait une sorte de rà´le sacré pour certaines personnes, alors qu’à l’heure actuelle, on relativise beaucoup le cà´té sacré de l’État...

–” Il y a une désacralisation des institutions. On avait investi du sacré d’abord dans les institutions religieuses, ensuite dans l’État républicain, dans la science. Et aujourd’hui, tout cela a été sacralisé, au sens durkheimien du terme, le sens que je récuse. D’un point de vue sociologique, Durkheim avait raison d’un point de vue strictement sociologique, l’observation des sociétés, effectivement, on a sacralisé un certain nombre de choses et, aujourd’hui, on assiste à une désacralisation de toutes les institutions. C’est une crise de l’autorité. Il n’y a plus d’autorité qui tienne. l’Autorité de la science s’est effondrée, l’autorité de l’État s’est effondrée. l’Autorité des religions aussi. Les gens ne font plus confiance dans les institutions. D’où les théories du complot, etc.

–” A contrario, on a plutà´t une sorte d’individualisation du rapport au sacré...

–” Exactement. C’est-à -dire que, par exemple, d’un point de vue religieux, les gens recherchent plus à vivre une expérience personnelle du sacré. On revient vers le mystique. On a plus envie d’éprouver du sacré que de le vivre à travers des codes et des rituels institutionnels.

Propos recueillis par Frédéric Antoine.

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