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Laurent LEMOINE : « LE COMPAGNONNAGE EST LE SEL DE LA VIE »

Psychanalyste et aumoÌ‚nier en clinique psychiatrique aÌ€ Paris, journaliste et auteur de plusieurs livres, enseignant, LaurentLemoine est d’abord dominicain et preÌ dicateur. Son parcours peu ordinaire l’a ameneÌ aÌ€ se pencher sur les deÌ tresses humaines, et en particulier sur les cas d’abus spirituels.

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–” Vous venez de publier DeÌ sabuser, un ouvrage sur les abus spirituels. Comme preÌ‚tre et psychanalyste, pourquoi avez-vous estimeÌ neÌ cessaire d’eÌ crire sur ce sujet ?
–” Parce que, au deÌ but de l’affaire Preynat, aÌ€ Lyon, j’avais entendu la fameuse confeÌ rence de presse ouÌ€ le cardinal Barbarin avait deÌ clareÌ : « La majoriteÌ des faits, graÌ‚ce aÌ€ Dieu, sont prescrits. » Mon sang n’avait fait qu’un tour. Si on en eÌ tait laÌ€, il fallait faire quelque chose. Comme cela m’arrive souvent, j’ai eu envie d’en savoir plus sur ce sujet, et de produire ensuite aÌ€ ce propos quelque chose d’utile.
–” Vous vous eÌ‚tes donc d’abord pencheÌ sur les abus sexuels...
–” Une amie m’a mis en contact avec une premieÌ€re personne impliqueÌ e dans l’affaire Preynat. Je suis sorti de la rencontre absolument bouleverseÌ . J’eÌ tais loin de mesurer les deÌ sastres que ce type de situation pouvait causer dans une vie. Ensuite, je me suis documenteÌ , j’ai eÌ couteÌ des speÌ cialistes, des victimes, j’en ai reçues moi-meÌ‚me. Et j’ai constateÌ que les abus pouvaient ne pas eÌ‚tre seulement sexuels, mais aussi spirituels. Et que l’EÌ glise, comme beaucoup, avait tendance aÌ€ les minorer, parce que l’abus sexuel releÌ€ve du concret, alors que l’abus spirituel paraiÌ‚t moins grave. Existe-t-il meÌ‚me vraiment ? Or, chez celles et ceux que j’ai rencontreÌ s, j’ai releveÌ les ravages de ces abus lieÌ s aÌ€ l’obeÌ issance, l’accompagnement spirituel, la confession... J’ai aussi deÌ couvert qu’abus sexuel et spirituel pouvaient aller de pair, l’un renforçant l’autre. Lorsque le cardinal Stella, preÌ fet de la CongreÌ gation pour le clergeÌ du Vatican, a lui aussi utiliseÌ l’expression « abus spirituel », j’ai eÌ teÌ conforteÌ dans mon envie d’eÌ crire ce livre, fait aÌ€ la fois de reÌ flexions theÌ oriques et d’eÌ coutes pratiques, au travers de cas que j’ai anonymiseÌ s. Tout ce qui y figure est vrai.

–” Le livre a eu des suites ?
–” TreÌ€s peu. L’ouvrage a rendu service sur le terrain, aux personnes directement concerneÌ es. Mais je n’ai eu quasi- ment aucune reÌ action officielle, ce qui ne m’eÌ tonne pas vraiment. Heureusement, je ne suis pas seul aÌ€ eÌ crire sur ce sujet. Nous sommes plusieurs aÌ€ vouloir faire bouger les lignes. Mais on ne peut reÌ gler cette question aÌ€ part des autres. Ces situations sont treÌ€s lieÌ es au cleÌ ricalisme, et releÌ€vent de la reÌ forme de l’EÌ glise, qui est un travail global qui me deÌ passe. Pour avancer, il faut battre la campagne, provoquer, eÌ crire. Comme dit le pape, il faut « sortir de soi ». Sur pareille question, l’entre-soi eccleÌ sial est une catastrophe. L’EÌ glise a longtemps eÌ teÌ une grande muette. Elle doit accepter les regards, les expertises exteÌ rieures. Pour l’instant, les eÌ valuations internes y sont faibles. Et, si l’EÌ glise reste en vase clos, les abus continueront. Mais je suis deÌ jaÌ€ assez fier de ce que l’EÌ glise a entrepris. Dans certains milieux, on commence aÌ€ dire que, dans des secteurs comme l’eÌ cole ou le sport, par exemple, il faudrait s’inspirer de la façon dont l’EÌ glise a fini par s’emparer du probleÌ€me.

–” Peut-on dire que ce travail eÌ tait le fruit de tout votre parcours anteÌ rieur ?
–” En tout cas, il est la dernieÌ€re manifestation d’un
cheminement qui commence avant mon entreÌ e chez les
Dominicains, lorsque j’avais commenceÌ des eÌ tudes d’historien. Je suis Dominicain depuis 1992, et devenu preÌ‚tre cinq ans plus tard. Je me suis alors inteÌ resseÌ aÌ€ l’eÌ thique, –˜la theÌ ologie morale’ en faculteÌ de theÌ ologie, puis aÌ€ la psychanalyse.

–” Pour quelles raisons eÌ‚tre devenu Dominicain ?
–” J’ai toujours eÌ teÌ attireÌ par la parole et la preÌ dication. Or, ces eÌ leÌ ments ne sont eÌ trangers ni au reÌ gime chreÌ tien de l’incarnation, ni aÌ€ la psychanalyse (meÌ‚me si le psychanalyse eÌ coute plus qu’il ne parle). PreÌ‚cher est une des caracteÌ ristiques des Dominicains. Parmi eux, j’ai rencontreÌ des hommes treÌ€s libres, et innovants. Leur style de vie me semblait pas mal, assez eÌ quilibreÌ . Je n’ai jamais regretteÌ cet aspect preÌ dication.

–” Et la psychanalyse ?
–” Je ne l’ai pas vraiment choisie. Peu avant mon ordination, j’ai fait une deÌ pression nerveuse. J’ai alors eu recours aÌ€ un theÌ rapeute qui s’est aveÌ reÌ eÌ‚tre psychanalyste. Je suis donc entreÌ en psychanalyse par la porte du soin, et non par mode ou curiositeÌ intellectuelle. Ma deÌ pression a dureÌ trois ans et m’a beaucoup remueÌ . Ma connaissance theÌ orique de la psychanalyse eÌ tait treÌ€s limiteÌ e. Mais, au cours de cette peÌ riode, je me suis passionneÌ pour cet objet.

–” Et finalement vous avez entrepris une theÌ€se sur ce sujet...
–” Il y a effectivement eu une concomitance de chronologie entre la theÌ€se que les Dominicains me demandaient de faire et l’envie que j’avais d’en savoir plus sur la psychanalyse : sur quels fondements reposait-elle ? Comment cela se passait-il ? Pourquoi le psychanalyste paraissait-il bizarre, pourquoi cette meÌ thode deÌ sarçonnante ? Finalement, le sujet de ma theÌ€se eÌ tait aÌ€ la fois moi et la psychanalyse... J’ai mis en tension l’expeÌ rience personnelle de mon analyse et une reprise intellectuelle de la psychanalyse dans ses liens avec la religion, la morale religieuse et l’accompagnement spirituel.

–” On peut comprendre votre inteÌ reÌ‚t. Mais de laÌ€ aÌ€ devenir vous-meÌ‚me analyste...
–” Devenir psychanalyste est une question qui survient parfois lors de l’analyse. On en discute alors avec son analyste. Personnellement, j’ai d’abord heÌ siteÌ . Cela n’eÌ tait pas muÌ‚r. J’ai deÌ cideÌ de devenir analyste il y a une douzaine d’anneÌ es et, aÌ€ cette occasion, j’ai approfondi ma formation en psychopathologie.

–” EÌ‚tre preÌ‚tre et psychanalyste, c’est possible ?
–” Davantage qu’on ne le croit ! Dans les anneÌ es 1970- 1980, il y en avait plein. Aujourd’hui, cela peut paraiÌ‚tre moins vrai. Mais il y a quarante ans, la psychanalyse eÌ tait en pleine efflorescence, au meÌ‚me titre que les sciences humaines. Beaucoup de preÌ‚tres, de religieuses, s’y inteÌ ressaient parce qu’ils en faisaient une. Et certains sont devenus psychanalystes. Par exemple Antoine Vergote
en Belgique, Marc Oraison, ou le jeÌ suite Denis Vasse... Maintenant, cette situation est plus rare. Je ne connais plus que trois confreÌ€res preÌ‚tres et une religieuse qui sont psychanalystes.

–” Rechercher des reÌ ponses dans l’inconscient est compatible avec la foi ?
–” Si on reÌ fleÌ chit en termes de compatibiliteÌ , on arrive aÌ€ une impasse. Quand on ideÌ ologise les corpus et les theÌ ories, cela ne marche pas, car d’un coÌ‚teÌ on a une meÌ taphysique, et de l’autre une ideÌ ologie disons –˜atheÌ e’. Au final, personne ne s’en sort. Pour faire dialoguer foi et psychanalyse, il faut passer par l’expeÌ rience : qu’est-ce qui se passe dans une psychanalyse et dans l’aventure de la foi ? Maurice Bellet a bien expliqueÌ cela. Dans l’analyse, on vit une mort aÌ€ soi-meÌ‚me avec, dans le meilleur des cas, une naissance aÌ€ quelqu’un de diffeÌ rent. Dans la foi, la mort aÌ€ soi-meÌ‚me et la venue d’un homme nouveau, cela s’appelle PaÌ‚ques. La mystique pourrait eÌ‚tre un autre chemin commun aux expeÌ riences chreÌ tienne et analytique. Du coÌ‚teÌ de la mystique et de l’expeÌ rience, des ponts sont
possibles. Mais, si on en reste aÌ€ la confrontation theÌ orique, on n’ira pas treÌ€s loin. Ce qui a susciteÌ les reÌ serves de l’EÌ glise, mais qui ne sont jamais alleÌ es jusqu’au rejet de la
psychanalyse.

–” Comment expliquer la rareÌ faction des psychanalystes dans le monde chreÌ tien ?
–” En quelques dizaines d’anneÌ es, le contexte a changeÌ de part et d’autre. Du point de vue culturel, les sciences humaines sont en reflux au profit des neurosciences. Il en est de meÌ‚me pour la theÌ rapie. La psychanalyse ne domine plus. Elle est devenue une theÌ rapie parmi d’autres, chasseÌ e de l’universiteÌ , et aÌ€ qui les nouveaux theÌ rapeutes font la guerre. Du coÌ‚teÌ de la religion, le religieux actuel est beaucoup plus assertif, identitaire, baseÌ sur les marqueurs de la religion, et pas du tout aÌ€ l’aise avec des disciplines critiques comme la psychanalyse, la linguistique ou l’anthropologie. Ne serait-ce que dans la formation des seÌ minaristes, on assiste aÌ€ un retour treÌ€s fort de la meÌ taphysique et d’une formation neÌ o-classique. D’ouÌ€ l’eÌ loignement de ces deux mondes qui eÌ prouvent plus de mal aÌ€ communiquer. Alors que la question que Freud a le plus travailleÌ e dans sa vie n’est autre que celle de la religion...

–” Pendant plusieurs anneÌ es, vous avez aussi eÌ teÌ directeur de collections aux eÌ ditions du Cerf. Lorsque vous deÌ cidez d’arreÌ‚ter, vous choisissez de devenir aumoÌ‚nier d’hoÌ‚pital...
–” Pour un preÌ‚tre, eÌ‚tre eÌ diteur est treÌ€s sympa, mais on est un peu des aristocrates de la culture. Je trouvais que cela m’eÌ loignait beaucoup du terrain. Quand le pape François est arriveÌ , il a parleÌ des peÌ ripheÌ ries. Je me suis dit que c’eÌ tait le moment ou jamais de m’engager, de revenir aÌ€ un apostolat de terrain, concret, aupreÌ€s de gens qui en ont besoin. L’hoÌ‚pital est une de ces peÌ ripheÌ ries. Comme j’avais quelques compeÌ tences dans le domaine, quand, il y a trois ans, on m’a dit que l’hoÌ‚pital psychiatrique St-Anne de Paris cherchait un aumoÌ‚nier, j’y suis alleÌ .

–” L’aumoÌ‚nerie psychiatrique, est-ce particulier ?
–” Un hoÌ‚pital de ce type a ses propres logiques et speÌ cificiteÌ s. L’aumoÌ‚nerie aussi, meÌ‚me si la fonction est en partie la meÌ‚me que dans d’autres milieux. C’est le contexte qui diffeÌ€re, car la psychiatrie est un secteur en grande difficulteÌ . L’hoÌ‚pital dans son ensemble est fragiliseÌ , mais les soins psychiatriques plus encore. Cela me preÌ occupe beaucoup aujourd’hui.

–” Que vous apportent ces deux occupations ?
–” AÌ€ l’aÌ‚ge que j’ai, je suis aÌ€ la fois lasseÌ et deÌ çu par les fausses prioriteÌ s que les hommes se donnent dans leur vie, comme l’argent, le pouvoir, le succeÌ€s, la gloire... Je n’ai jamais eu envie de m’investir dans ces ambitions-laÌ€. Mes deux fonctions m’apportent un compagnonnage avec des gens en grandes difficulteÌ s psychiques, religieuses, de foi... C’est cela, le sel d’une existence : la vie est un eÌ change. Mais on ne peut eÌ changer aÌ€ partir des signes exteÌ rieurs de reÌ ussite. Il faut partir de nos vulneÌ rabiliteÌ s. Les hommes et les femmes en souffrance, je les rencontre dans mon cabinet de psychanalyste, ou aÌ€ l’hoÌ‚pital. LaÌ€ reÌ side la vraie taÌ‚che de l’humanisme chreÌ tien. J’ai envie d’eÌ‚tre aÌ€ ces endroits parce que, quand on se fixe cette prioriteÌ , on ne se trompe pas.

–” Vos deux fonctions sont compleÌ mentaires ?
–” Je n’aime pas trop la formule, mais je dirais que la
psychanalyse et la foi chreÌ tienne s’inteÌ ressent aÌ€ la meÌ‚me chose. Quand les gens souffrent et qu’on se dit que c’est mieux de choisir de vivre que d’aller vers la mort, si la psychanalyse peut aider les hommes aÌ€ eÌ‚tre un peu plus vivants, c’est bien. Quant aÌ€ la foi chreÌ tienne, elle est un compagnonnage aupreÌ€s de ceux qui croient que la mort n’aura pas le dernier mot.

–” Revenons aÌ€ votre ouvrage sur les abus spirituels. On deÌ couvre aujourd’hui de plus en plus de probleÌ€mes, meÌ‚me dans des organisations d’EÌ glise que l’on croyait irreÌ prochables. Comment lisez-vous cela ?
–” Mon expeÌ rience me montre que tous les milieux d’EÌ glise sont concerneÌ s, et pas seulement les hommes-preÌ‚tres. Il
faudrait aller voir du coÌ‚teÌ de la famille catholique, approfondir du coÌ‚teÌ des religieuses. Par contre, on a focaliseÌ sur les nouvelles communauteÌ s. Parmi celles qui sont neÌ es apreÌ€s le concile, peu ont certes eÌ chappeÌ aux abus. Mais ce serait une erreur de croire les congreÌ gations plus anciennes eÌ pargneÌ es. Il y a aussi eu des reÌ veÌ lations sur l’Arche, les Foyers de chariteÌ ... On se dit : « MeÌ‚me eux ! ». Ne devrait-on pas plutoÌ‚t dire : « Pourquoi pas eux ? » Pourquoi seraient-ils particulieÌ€rement exempts ? Si l’EÌ glise a commenceÌ un seÌ rieux travail de fond, ce qui m’inquieÌ€te aujourd’hui est que tout est confondu. Avant, rien n’eÌ tait grave. Aujourd’hui, tout l’est. La moindre faute d’un preÌ‚tre deÌ clenche une avalanche. Les preÌ‚tres sont treÌ€s eÌ prouveÌ s par ce contexte de soupçons. Il serait terrible de basculer dans un climat de peur. Les suicides des preÌ‚tres me preÌ occupent beaucoup. â– 

Propos recueillis par FreÌ deÌ ric ANTOINE

Laurent LEMOINE, DeÌ sabuser, Paris, Salvator, 2019. Prix : 17,80€. Via L’appel  : - 5% = 16,91€.

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