« Rendre la justice, au sens de la restituer. » Juge de droit civil, pénal, économique et financier à Namur, Manuela Cadelli est toujours restée fidèle à cette pro- messe faite adolescente. Quitte à détonner par ses cartes blanches et déclarations engagées dans un mi- lieu où la prudence est plutà´t de mise. Et en affinant sa pensée à travers des essais de haut vol. Dans La légitimité des élus et l’honneur des juges, elle s’interroge sur l’État de droit aujourd’hui en regard des espoirs fondés au lendemain de la Shoah.
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–” Que signifie être juge aujourd’hui, de surcroît en Belgique ?
–” Il faut distinguer entre ce que cela devrait signifier dans la rigueur des principes et ce que c’est réellement. Dans l’idéal, le juge devrait être un acteur majeur de l’État de droit. Mais en vrai, cela ne veut pas dire grand-chose au niveau de notre efficacité empêtrée par les restrictions budgétaires et le mépris ambiant envers notre profession. Même s’il y a quand même des juges saisis par des avocats pugnaces et des citoyens militants. Pendant la crise covid, par exemple, des magistrats ont expliqué que les mesures de confinement étaient inconstitutionnelles. D’autres interviennent en matière de climat. Une large partie d’entre eux agissent encore conformément à l’idéal de justice qui a animé le constituant quand il a fait de la justice un pouvoir constitué. Mon propos, dans mon livre, est de rappeler que, depuis 1945, c’est une véritable mission liée à la promesse que j’appelle "plus jamais ça– , qui a été confiée à la justice pour empêcher qu’une tragédie telle la Shoah puisse se re- produire. Sans que ce soit écrit dans la constitution. Ce qui est dommage car, à l’époque, il y avait un consensus entre les États occidentaux sur la nécessité et l’urgence.
–” Pourquoi cette fracture entre l’idéal et la réalité existe-t-elle ?
–” Bruno Latour dit que nous n’avons jamais été modernes. La modernité que l’Occident a pensée, c’est la liberté, l’égalité, l’absence de discriminations, la justice sociale, l’enseignement, la culture pour tous, etc. Il observe que nous n’avons jamais été conformes à nos utopies. On est très fort pour les marteler, les écrire dans des textes, mais pas pour les mettre en pratique. C’est à la fois du pragmatisme et la part d’ombre de l’humanité.
–” Cela ne vous décourage jamais ?
–” Que je sois découragée ou pas, cela ne va rien changer, alors autant ne pas l’être. Je dis à mes enfants : ne vous inquiétez pas ! S’inquiéter, qu’est-ce que ça change ? Il faut continuer de dire les choses. Ce qui est décourageant, c’est qu’écrire des cartes blanches ou participer à des col- loques ne convainc souvent que les convaincus. Je reste néanmoins habitée par une indignation, une « colère qui pense », comme le dit Geneviève Fraisse à propos du féminisme.
–” Pourtant, votre carte blanche intitulée « Le néolibéralisme est un fascisme », parue en 2016 dans Le Soir, a, par son retentissement, largement dépassé le cercle des convaincus...
–” Elle s’inscrivait dans une prise de conscience collective, d’autres ont écrit la même chose. Elle dit que le néolibéralisme est une propagande, une idéologie meurtrière. Un totalitarisme tellement puissant qu’il est viscéral, organique, il est en nous. On est agi par lui, par cette rationalité gestionnaire et ce matérialisme pulsionnel. Je crois pourtant que l’époque est à la radicalité. De plus en plus de gens, même s’ils restent minoritaires, ne veulent plus composer avec le système. Mais moi-même, je compose.
–” Tout en étant extrêmement critique...
–” S’il y a huit-dix ans, je passais pour la "folle– , la passionaria, c’est nettement moins le cas aujourd’hui. Ma "révélation– , pour mon nouvel essai, a été l’étude de l’attitude des institutions pendant le nazisme et la collaboration. Le fait que celles-ci, et notamment la justice, n’étaient pas in- dépendantes du politique a véritablement rendu possibles la Shoah et les exactions du nazisme. Or, la refondation civilisationnelle politique, morale, juridique d’après 1945, refondation par les droits de l’homme, par l’État de droit, postule que la majorité électorale ne détient désormais plus le monopole de la légitimité. Que c’en est fini d’un gouvernement qui pourrait traiter une partie de ses citoyens n’importe comment au prétexte d’être élu. Le fait que la mission d’assurer aux populations le respect de cette pro- messe, contre les errances des États, soit confiée à la justice internationale et nationale, m’a vraiment bouleversée.
–”Peut-on réellement comparer le nazisme et la Shoah avec la période actuelle ?
–” Je le crois. Il existe beaucoup de signes concordants. Quand on se réfère aux critères que définit Hannah Arendt pour identifier le totalitarisme, tous les clignotants sont en effet au vert : l’idéologie et la propagande, les morts en Méditerranée, le climat qui nous broie, surtout les plus démunis, ces populations qu’on avait déjà asservies avec le colonialisme, etc. On voit, dans le discours public, le retour du concept d’ennemi –“ le migrant, l’assisté social –“, qui n’est pas désigné pour être tué, mais dont la mort nous indiffère. Certaines catégories de la population sont expressément assignées à l’exclusion, comme sous le nazisme ou le stalinisme. On a manifestement renoncé au "plus jamais ça– et au principe de l’indépendance de la justice. Celle-ci se trouve d’ailleurs disqualifiée, comme le sont les droits de l’homme, au prétexte d’irréalisme et d’inefficacité. Le Danemark a, par exemple, installé des clà´tures électrifiées –“ mortelles - à sa frontière. Par rapport aux années 70, avec l’accueil des boat-people, on assiste à un basculement idéologique fondé sur l’exclusion et la stigmatisation de gens superflus, excédentaires, dont il ne faut pas se tracasser. L’indignation qui s’exprime ici et là n’entame pas cette « ultraforce », selon les mots de Pascal Chabot, et le mouvement nihiliste, meurtrier et écocide qu’elle imprime à nos vies et au monde.
–” Vous écrivez qu’on est « revenus à un point de basculement majeur moral et civilisationnel ». Pensez-vous que la démocratie soit en danger ?
–” C’est l’État de droit qui l’est. Les États sont pieds et poings liés par les marchés financiers qui les placent en concurrence dans les domaines des droits social, environnemental, fiscal, ce qui entraîne une surenchère dans la dérégulation des sociétés. Ils sont aussi soumis à des lobbyings, on l’a bien vu avec le glyphosate. Le droit est vidé de sa substance, il n’a plus sa fonction anthropologique et dogmatique. Il n’est plus là pour dire ce qui doit être, mais il est placé au service de certains acteurs privés. Il devient également le pire de lui-même : décidé en urgence, il n’est plus le fruit d’une dialectique. Il devient pure décision : il n’y a plus ni délibération, ni contrà´le, ni recours.
–” C’est votre enfance qui vous a donné le goût du droit ?
–” C’est complètement freudien. Je suis né en 1964, mes parents étaient divorcés et j’ai été scolarisée dans un pensionnat de soeurs à Namur de cinq à treize ans. C’était une autorité arbitraire. J’étais révoltée par l’injustice, le fait qu’on ne puisse contrer une autorité, la discuter. La vision, vers dix-douze ans, du film Douze hommes en colère m’a profondément marquée. On peut donc totalement renverser une situation ? Je me suis dit que c’était cela que je voulais faire.
–” Vous vous considérez comme une militante pour le droit et la justice...
–” Je vois la militance des juges comme un existentialisme, c’est-à -dire la reconvocation explicite des fondamentaux et des utopies pour revendiquer haut et fort leur réincarnation et leur priorité dans notre action. Afin d’entamer le réel. Mais je crois bien que c’est foutu. C’est anthropologique : on est dans une société de masse et non plus de classe, comme le disait Hannah Arendt. Elle par- lait de la désolation des masses, des gens qui ne voient pas de sens non seulement à leur existence propre, mais à celle dans le collectif. Ils se sentent satellisés, tout en souhaitant eux-mêmes l’exclusion de certaines catégories de personnes. La majorité de la population est soit indifférente soit désireuse d’exclure les "superflus– . D’autre part, notre société est celle de l’évaluation permanente. Vous avez des "esclaves– à vélo qui vous livrent des pizzas, et s’ils reçoivent trois likes négatifs, ils perdent leur boulot. L’algorithme ne fait plus appel à eux. Ils se voient ainsi exclus d’un système dont ils ne profitaient déjà pas.
–” Vous constatez que le droit n’est plus dogmatique. Que renferme ce terme ?
–” Le droit est dogmatique au sens où il dit ce qui doit être et ce qui ne peut pas être. Prenez par exemple le procès de France Telecom, en France, suite à une vague de suicides. Vingt-deux mille personnes étaient en trop, il fallait qu’elles s’en aillent, sans actionner les possibilités statutaires de dédommagements. Le premier juge a décrété qu’il s’agit de méthodes de « harcèlement institutionnalisé » et qu’à ce titre, elles sont interdites. C’est cela la dogmatique du droit. Attention, elle ne peut pas être séparée de sa fonction anthropologique qui la justifie et l’explique. Car, en disant ce qui doit être et ce qui est interdit, le droit donne aussi les conditions du vivre-ensemble, il permet à un collectif d’exister et de se pérenniser sur des bases qui sont le fruit d’un consensus, tout en étant changeantes dans le temps bien sûr. Et, dans ce même collectif, il permet aux citoyens de s’individuer, c’est-à -dire de s’inventer un destin singulier.
–” Vous vous inquiétez de la disqualification du droit par les politiques, et on voit des États illibéraux rogner son indépendance. La séparation des pouvoirs vous semble-t-elle menacée ?
–” Avec la crise covid, les magistrats ont –“ durant les premiers mois - en quelque sorte montré qu’ils n’avaient pas l’intention d’être indépendants. L’indépendance, ça se revendique et ça se mérite. Les deux ou trois premières semaines, cela pouvait se comprendre. Mais les libertés, y compris à Noël, ont été levées dans un cadre décrétal, l’exécutif prenait ses décisions avec deux-trois spécialistes, sans aucun juriste. Les constitutionnalistes ont assez vite expliqué que ça n’allait pas. On a ainsi eu la photo de l’absence de séparation des pouvoirs. Il faut aussi reconnaître qu’il existe un problème de formation et de sélection des magistrats. Ils devraient être formés d’abord à la pratique du respect des droits humains.
–” Que voulez-vous dire quand vous parlez de « créativité » du juge ?
–” En France, Cédric Hérou a été condamné pour délit de solidarité, pour avoir fait passer des migrants en Italie. Le Conseil constitutionnel a invalidé cette sentence car, a-t-il observé, elle est contraire à un principe constitutionnel français, celui de fraternité, qui ne figure pas dans la
constitution, mais dans la devise. C’est cela la créativité du juge : légitimer sa décision car elle est au service des droits humains. C’est l’exact contraire de ce qui a été reproché aux juges allemands en 1947. C’est aussi le contraire du positivisme selon lequel la loi, c’est la loi. Or, depuis 1945, c’est devenu impossible, les droits humains sont plus importants et doivent primer sur n’importe quelle loi. Lorsqu’ils considèrent que la loi est injuste, ne convient pas, les juges créatifs vont chercher autre chose. Comme le dit Kant, on doit partir du cas pour aller chercher la loi qui est bonne, à la fois moralement et juridiquement. Il faut se réapproprier l’universalisme de la Shoah pour le relier aux droits humains fondamentaux, l’un et l’autre relevant d’un même impératif catégorique irrévocable.
–” Le juge est-il un lanceur d’alerte ?
–” Forcément. Un lanceur d’alerte est quelqu’un qui discute, conteste, invalide une règlementation, une loi ou un ordre au nom d’un principe supérieur. C’est le cas du juge. Y compris dans le débat public puisqu’il doit militer et défendre l’État de droit et l’indépendance de la justice, comme l’a dit la Cour de justice de l’Union européenne.
–” Vous avez la foi ?
–” Je me sens reliée à quelque chose de plus grand que moi, sans que je puisse dire qu’il s’agit de Dieu. Je suis aussi reliée aux autres et à la nature. C’est ce qui me rend très sensible à la morale. J’ai le sentiment de l’universel.
Manuela CADELLI, La légitimité des élus et l’honneur des juges, Bruxelles, Samsa, 2022. Prix : 28€. Via L’appel : - 5% = 26,66€.
Propos recueillis par Thierry MARCHANDISE et Michel PAQUOT