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« RECHERCHE UN TRAVAIL PORTEUR DE SENS »

Le mal-être au travail n’est pas un phénomène nouveau. Mais les différents confinements, pendant lesquels l’écran a remplacé les rapports humains et le télétravail est devenu la norme, ont fait naître une insatisfaction chez un nombre croissant de personnes. Et cette perte de sens, née d’une fracture entre son labeur quotidien et ses envies profondes, voire ses valeurs, peut conduire à une radicale bifurcation professionnelle.

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Changer de métier ? L’idée est présente chez de plus en plus de personnes qui ne trouvent pas, ou plus, de satisfactions dans leur travail. Mais franchir le pas n’est pas une démarche simple. « L’idée m’a déjà effleurée,
car j’en viens à me dire - et c’est un comble ! - que je fais un travail alimentaire
, relève Stéphanie, une infirmière. Mais je suis faite pour cette fonction-là , je ne sais vraiment pas quoi faire d’autre. Si je le savais, je ne serais plus à l’hà´pital.  » Certains ont néanmoins saisi l’opportunité de quitter un emploi stable et bien rémunéré pour des activités plus proches de leur éthique. C’est le cas de Mathilde, trente ans, psychologue du travail qui a profité d’un plan de départs volontaires pour se lancer dans le maraichage, non sans hésitation.

« J’aimais bien mon boulot, tout en me posant des questions sur l’environnement, mes valeurs écologiques me titillaient, se souvient-elle. Pourtant, au début, je ne voulais pas partir. Puis j’ai cheminé, je me suis dit que c’était peut-être une opportunité. » Après neuf mois de formation, elle a successivement travaillé dans deux fermes pour apprendre et connaître des pratiques différentes. Avec comme projet de rejoindre un collectif ou de créer une ferme collective. « J’étais mieux payée avant, j’avais des vacances, et c’est un boulot énorme en termes de fatigue, de charge mentale et d’horaires, sans être rémunérée à la hauteur des heures passées. Mais je ne regrette rien, je me trouve plus heureuse, plus en cohérence. La relation au vivant, aux saisons, aux animaux m’enrichit. »

DÉVELOPPEMENT DU TÉLÉTRAVAIL

Le malaise au travail n’est pas un phénomène nouveau, mais la pandémie, qui a vu apparaître des obligations diverses et d’autres manières de pratiquer son métier, comme le télétravail, a pu l’accroître. Des enseignants ont par exemple dû donner cours via des écrans. Alors que, remarque Michel, professeur dans le secondaire, leur tâche est au leur tâche est au contraire
« d’être au cà´té de leurs élèves, présent au milieu d’eux pour avoir un lien proche, surtout avec les plus faibles, et ainsi vivre l’expérience d’une forme de vivre-ensemble  ». « J’ai accompli des choses que je n’aurais jamais pensé devoir faire, déplore l’infirmière. J’ai vu beaucoup de détresse chez les patients et les membres de leur famille, mais aussi chez les soignants. À ce moment-là , on était dans l’urgence, on ne savait pas, on n’avait pas le choix. Toutes ces questions ressortent aujourd’hui, qui ne m’étaient jamais venues à l’esprit. Celle d’humanité me taraude. Où commence et où s’arrête l’humain dans les actes que je dois poser ? »

Stéphanie constate que « depuis le covid les gens sont très seuls. Et cela vaut pour les patients comme pour les soignants face à la surcharge de travail. Vu le manque de personnel, on court partout et tout le temps sans réfléchir, pour faire ce qu’il faut. On est constamment dans l’urgence et on en vient à ne plus s’interroger pour savoir pourquoi le patient est là , quelles sont ses craintes et ses peurs. Je n’ai pas choisi ce métier dans ce but-là . »
« Fournit-on vraiment des outils pour réfléchir à tous les problèmes
rencontrés dans les crises que nous traversons ?
se demande Eddy, responsable d’une structure culturelle. La pratique artistique peut résoudre des problèmes du vivre-ensemble, accompagner des questionnements sur la société et tenter de comprendre le monde dans lequel on vit. Il nous faut maintenant redonner un sens à notre travail, tant en interne qu’à l’égard de notre public qui, plutà´t que de grands spectacles, nous réclame des moments où des liens peuvent se tisser. »

PRISE DE RECUL

« Bien avant la crise sanitaire, on s’est aperçu que la perte de sens est un facteur majeur de la mobilité du travail, commente Thomas Coutrot, coauteur du livre Redonner du sens au travail avec Coralie Perez. Beaucoup de salariés en parlent comme facteur les poussant soit à partir soit même à se faire licencier. La crise sanitaire a été l’occasion d’une grande interrogation, d’une prise de recul. Cette question a pourtant longtemps été négligée par les sciences sociales. Pour la majorité des économistes, le travail ne peut pas avoir de sens, il est pénible par nature, on travaille uniquement pour pouvoir se procurer des biens de consommation. La sociologie du travail, de son cà´té, considère que cette question peut se poser en haut de la hiérarchie : les cadres cherchant à se réaliser, à s’épanouir, alors que les ouvriers et les employés ne travailleraient que pour gagner un salaire. Cette vision nous semble totalement erronée, les salariés du bas de l’échelle sont tout autant attachés à donner du sens à leur travail. »

Ainsi, les auteurs battent en brèche l’idée selon laquelle le sentiment de mal-être serait liée au degré de qualification professionnelle. Il apparaît au contraire que les professions les plus porteuses de sens sont celles du care, souvent peu rémunérées (assistantes maternelles, aides à domiciles, formateurs, agents d’entretien...). Soit celles basées sur des rapports humains. Car le fait de travailler en contact avec le public « renforce le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développement  ». Et, contrairement aussi à ce que l’on pourrait imaginer, les jeunes ne sont pas les plus impactés. Sauf sur un point : le « remords écologique ». « Le refus de faire un travail qui porte atteinte à l’environnement est plus fort chez eux que chez leurs aînés », observent-ils.

SPÉCIFICITÉ DU TRAVAIL

Ce qui, d’après les deux auteurs, fait la spécificité d’un travail satisfaisant est l’exercice d’une « activité par laquelle la personne engage son corps et son esprit dans l’acte de produire, en mobilisant son savoir-faire, sa dextérité, son intelligence, sa créativité ». Pour éclairer leurs propos, ils citent le psychiatre Christophe Dejours dont les thèmes de recherches portent sur l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, sur la souffrance éthique et sur la reconnaissance du travail et du travailleur. Le médecin distingue « le sens par rap- port à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens enfin rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif  ».

Exercer un emploi qui a du sens serait donc avant tout estimer qu’il peut être utile pour satisfaire d’autres membres de la société. Quand ce n’est pas le cas, cela peut entraîner malaise et démotivation. « Parfois, soupire le responsable culturel, je me sens comme un prestataire de services pour des institutions dont les membres connaissent peu mon métier. Ils me dictent ce que je dois faire et comment je dois le faire. Or, le sens de mon métier est de faire rêver les gens et je ne vois pas comment y arriver quand nous-mêmes ne pouvons pas rêver. » « Notre travail d’aujourd’hui ne rencontre plus nos valeurs éthiques, renchérit l’infirmière. Il y a tellement de procédures qu’à un moment donné on n’est plus certain d’être dans les clous, de les respecter toutes. Alors parfois, on adapte par nécessité et souvent au détriment du patient. »

TRAVAIL ET EMPLOI

« Le travail doit transformer positivement la personne elle- même », insistent Thomas Coutrot et Coralie Pérez, distinguant "travail– et "emploi– . « Si le salaire, la carrière, la convivialité ou la conciliation donnent du sens à quelque chose, ce n’est pas au travail, mais à l’emploi. L’emploi est l’institution qui encadre l’exercice du travail, pas le travail lui-même.  » On peut ainsi quitter son emploi sans changer de travail, comme l’a fait Aline, enseignante : « Je suis passée par une école où la gestion se faisait plus comme une entreprise que comme un endroit où des humains se mettent ensemble pour faire grandir d’autres petits humains. Cette école voulait avoir un "rendement– . Heureusement, je l’ai quittée car je n’aurais jamais pu modifier son fonctionnement. Aujourd’hui, je travaille dans une petite école de village où on a la chance de vivre l’intégration d’enfants inscrits en partie dans l’enseignement spécialisé. Si l’équipe est soudée, si la direction soutient ses enseignants, si le pouvoir organisateur est attentif aux besoins de chacun, pratiquer mon métier d’institutrice est facilité. Ce sont des éléments qui mis ensemble permettent que chacun se sente à sa place et puisse s’épanouir dans son travail.  »

Redonner du sens à son travail apparaît comme une nécessité pour sa propre santé mentale, pour son épanouissement personnel et pour mieux vivre en société. Voilà pourquoi, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, il s’agit bien d’une « aspiration révolutionnaire ». « Ce qui est au coeur de cette perte de sens, note encore Thomas Coutrot, c’est le pouvoir d’agir des salariés sur l’organisation et les finalités de leur travail. Quand ils ont une influence sur les changements organisationnels ou les objectifs chiffrés, le sens n’est pas affecté. Redonner du sens au travail cela veut dire redonner du pouvoir aux salariés.
On peut parler d’une démarche révolutionnaire.
 » â– 

Thomas COUTROT et Coralie PEREZ, Redonner du sens au travail, Une aspiration révolutionnaire, Paris, Seuil, 2022. Prix : 13,50€. Via L’appel : - 5% = 12,83€.
OBJECTIF "ZÉRO SALE CON–

Une des raisons de la perte de sens du travail peut se trouver dans le climat délétère du lieu où on l’exerce. Et celui-ci peut être dû à la nocivité d’un collègue. Dans un livre paru en 2007, Robert Sutton a donné un nom à cette personne toxique : sale con. Ce concept vient désormais en aide aux responsables des ressources humaines dans leur processus de recrutement en leur offrant des conseils pour éviter de graves problèmes. Un second livre du même auteur, Kit de survie face aux sales cons, donne plus de clés pour les repérer et s’en protéger.

Mais qu’est-ce qu’un "sale con– (SC) ? Le terme, peu heureux en français, sans doute contestable, mais vo- lontairement provocateur, désigne quelqu’un d’odieux, qui peut être un supérieur hiérarchique ou un collègue, dont le comportement au sein de l’entreprise touche en particulier à la capacité de travailler en équipe. Il pro- cède par exemple à des intimidations verbales et non verbales ou à des humiliations publiques. Il fait circuler des rumeurs, manque de considération pour les autres, ne les écoute pas, se montre méprisant, agressif, intolérant. Fermé aux idées et suggestions, il exprime ses points de vue comme des évidences, ignore les objections, impose son avis. Ces attitudes peuvent dégénérer jusqu’à prendre la forme de remarques acerbes et d’insultes. Lorsqu’il occupe une place élevée dans la hiérarchie, le SC peut faire le vide dans son service, provoquer des départs et engager ses propres "pions– . Bref, ces individus rendent la vie de leurs collègues infernale. Dans son livre, Robert Sutton a listé ce qu’il appelle ses « douze vacheries » quotidiennes.

En outre, l’auteur démontre que ce type d’employé coûte cher aux entreprises car, en parasitant les équipes, il est une cause majeure de démotivation et de démissions. Il pourrait ainsi anéantir le travail des top talents de la société. Sachant que la plupart des SC l’ont été dans leurs emplois précédents, c’est donc tout au début de la chaîne que les managers doivent être vigilants. Il leur faut veiller à ne pas imposer pareils individus dans les équipes de travail à cause des dé- gâts humains et financiers qui ne manqueront pas de se produire. (Ch.B.)

Christian MERVEILLE et Michel PAQUOT

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