Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°450

Une affaire qui mousse Hildegarde et ses héritiers brasseurs

Du Hainaut au Luxembourg en passant par le Namurois, les héritiers de Hildegarde von Bingen se bousculent en Wallonie. Pour eux, c’est sûr : elle est l’inventrice de la bière. Ou à peu près. Et il importe aujourd’hui de suivre ses préceptes jusqu’au fond des verres.

Cliquez pour télécharger cet article en PDF

Après avoir passé les imposants édifices et parkings de l’abbaye de Maredsous, il faut s’engager dans une allée arborée puis prendre une route étroite qui longe un gros mur de pierres. Derrière lui, invisible, l’abbaye de Maredret ne se dévoile que lorsqu’on tombe sur un porche. Entrée autorisée ou non ? Pas sûr. Si l’on s’avance, à gauche de l’église apparaissent d’immenses bâtiments de style néogothique. Tout ou presque est "dans son jus– , identique à ce qu’il était lors de la construction, fin XIXe. Ne serait-ce le décalage des siècles et des distances, on imaginerait bien croiser dans un des jardins de ce paysage retiré du monde l’abbesse Hildegarde von Bingen, bénédictine elle aussi, à l’instar des soeurs qui occupent les lieux aujourd’hui. Maredret a toujours eu des relations privilégiées avec cette femme hors normes du Moyen à‚ge, qui figure notamment dans les vitraux de l’église abbatiale. Des abbesses de Maredret ont eu des échanges épistolaires suivis avec le couvent de Bingen. Et, il y a quelques années, les soeurs se sont mises à approfondir la lecture des oeuvres de Hildegarde, béatifiée et proclamée "docteur de l’Église– en 2012. Elles ont considéré que son message, vieux de mille ans, tourné vers la nature et l’écologie, était plus que jamais d’actualité, et devait être mieux connu. Elles se sont mises à organiser des conférences et des animations autour de ses enseignements. Et rêvent pour le futur de faire de leur monastère un "Centre international Hildegarde– , qu’elles considèrent comme le prophète de ce Millénaire. « Hildegarde a écrit : "Tu as en toi le ciel et la terre– . Mais elle aussi été la première à parler des bienfaits du houblon pour conserver la bière, explique Karen Chenut, une laà¯que membre du Conseil économique qui accompagne aujourd’hui les religieuses. C’est ce qui a poussé les soeurs à se demander s’il ne serait pas bon de créer une bière selon ses préceptes. »
À 80 km de Maredret, dans son Avouerie de la vallée de l’Ourthe, Frédéric Schenk possède notamment un musée de la bière, et propose depuis des années des cours de brassage et de taste-bières. Il a, lui aussi, été séduit par la personnalité de Hildegarde. L’an dernier, pour les journées du patrimoine dont le thème était dédié aux femmes, il met sur pied une exposition dédiée à la célèbre religieuse de Bingen. Et, pour attirer le public, il l’intitule : Et Hildegard von Bingen créa la bière... L’expo est un succès.

Quelque temps plus tà´t, les religieuses de Maredret avaient entrepris de mettre leur projet brassicole à exécution. Le temps pressait. « Notre monastère date de 1893. Il y a nécessité d’entretenir ce patrimoine qu’il ne faut pas laisser se détériorer », explique soeur Gertrude, actuellement l’économe de la communauté. « Les toitures doivent être refaites. Le mur d’enceinte menace de s’effondrer. Toitures percées, la ferme est à l’abandon. Le Clos Saint-Pierre, qui était notre maison d’accueil, doit être totalement rénové. Toutes les fenêtres sont encore en simple vitrage. Il faut 70 000 litres de mazout par an pour chauffer les bâtiments, et il y fait toujours froid !, précise Karen Chenut. Jadis, le monastère pouvait compter sur l’aide de familles fortunées, ainsi que sur les dotes qu’apportaient les jeunes soeurs. Aujourd’hui ce n’est plus le cas... »

$IT RENCONTRE MIRACULEUSE

$TXT
Cà´té rentrées commerciales, les recettes sont rares. Appliquant la devise Ora et labora (la prière et le travail), les bénédictines sont bien des expertes de l’enluminure. Mais, à l’heure actuelle, ce n’est pas ce qui attire les foules et les investisseurs. Mais si, moyennant rétrocession, un brasseur acceptait de préparer (et vendre) la bière de leurs rêves, cela changerait tout. Des contacts sont pris avec plusieurs entreprises brassicoles. Les patrons sont aimables, mais les religieuses en sortent pas trop convaincues. Jusqu’à ce qu’elles rencontrent les Martin. « Nous sommes une famille catholique, moi et mes frères avons été élevés dans la foi chrétienne et inscrits dans un collège jésuite, nous allons tous les ans en pèlerinage à Lourdes..., confie Edward Martin, fils du brasseur John Martin, et brasseur lui-même. Cela faisait longtemps que mon père voulait créer une bière pour soutenir une communauté religieuse. Un jour, alors que nous pensions à Maredret, ce sont les soeurs qui ont pris contact avec nous. Le courant est tout de suite passé, papa étant plutà´t calé sur les sujets religieux. » Dans leur église, raconte Edward, les soeurs ont notamment demandé à John Martin d’identifier les quatre statues entourant l’autel. Le brasseur a immédiatement reconnu les quatre évangélistes. Au total, John Martin fait un sans-faute. Les soeurs sont soufflées : elles n’avaient jamais entendu pareilles réponses des autres brasseurs.

L’affaire est conclue : sous l’égide de Hildegarde, les soeurs auront "leurs– bières. Une part des bénéfices des ventes leur reviendront. Mais, comme il s’agit d’abord de solidarité, le brasseur s’engage en plus à verser tous les ans à la communauté une somme fixe, quelles que soient les ventes. Deux versions de la bière sont immédiatement imaginées : une triple (8% d’alcool), car c’est ce que l’on recherche normalement d’une bière spéciale, et une plus à haute fermentation, à 6,6%. Les moniales demandent d’en choisir le nom. Soeur Gertrude propose qu’ils soient d’origine latine. La première s’appellera assez classiquement Triplus. Mais l’autre ? Finalement, l’économe suggèrera Altus, parce que cela rime avec fermentation haute, noble, fier et profond. Une dénomination pas évidente à commercialiser. Mais ce sont les soeurs qui décident...

Reste à fixer la composition du breuvage. Sur ce point aussi, les soeurs sont intraitables. Depuis la nuit des temps, la création des bières n’a-t-elle pas été affaire de femmes ? « Comme le recommande Hildegarde, les bières devaient être à base d’épeautre, qui est "la– céréale de la Sainte, explique soeur Gertrude. Nous voulions qu’elles comprennent des plantes médicinales, comme celles que l’on en trouve dans notre jardin. D’abord de la sauge, mais aussi du gingembre, de la coriandre, du galanga... ». À la brasserie, la mise au point des recettes prend plusieurs mois. « Papa n’aime pas aller vite. Ici, il a vraiment pris son temps. Pour la triple, en plus de l’orge, on a ajouté des levures florales. Pour l’Altus, on a mis de l’orge torréfiée, des baies de genévrier, des clous de girofle...  », explique le brasseur. Les soeurs sont consultées à chaque étape, et goûtent à trois reprises. La mère abbesse trouvera ainsi qu’une des bières manquait de rondeur, et qu’il faudrait en baisser le taux d’alcool. « Elle avait raison. Baisser l’alcool génère plus de sucre. Et c’était meilleur. »

Si un accord composition des bières s’obtient facilement, de longues discussions entoureront par contre la question de l’étiquette. « Lorsque les soeurs ont vu notre premier projet, qui nous avait pris cinq mois et était validé par le marketing, elles ont dit y voir l’image du... démon  », explique le brasseur. « à‡a ne nous convenait pas. Nous avons demandé qu’ils intègrent de l’enluminure, du doré, notre blason, notre devise... Nous voulions aussi que ce soit féminin  », précise Karen Chenut. « Nous avons dû tout reprendre à zéro, poursuit Edward Martin. Je ne vous le cache pas, cela demande beaucoup de travail... et de moyens.  » Début de l’été 2021, la production des deux bières débute enfin. Celle de triple dans la brasserie de Mont-St-Jean où le groupe Martin Anthony Martin réalise aussi les bières Waterloo. L’Altus, elle est produite dans la vallée de la Senne, où le groupe est possède la gueuzerie Timmermans (qui utilise la brett, une levure sauvage qui donne à cette bière un goût proche de l’Orval, mais que l’on n’utilise pas ailleurs). Les productions sont modestes. À Waterloo, la Triplus n’est brassée qu’une semaine sur place. Et on en vend plus que de l’Altus...

À 70 km de là , alors que la Maredret commençait à sortir de brasserie, Aubrée Godefroid, directrice de la Maison des mégalithes de Wéris, se demandait quelle exposition originale (et non liée aux vieilles pierres) elle pourrait bien proposer prochainement à son public. Il y a quelques années, elle avait attiré pas mal de monde avec une expo sur les VIP du Moyen à‚ge, et cherchait à réitérer l’opération, dans un sens plus féminin. L’action de Frédéric Schenk dans son Avouerie de la vallée de l’Ourthe attire son attention, et en particulier son travail autour de Hildegarde et de la bière. Elle obtient que, après Anthisnes, son expo Et Hildegard von Bingen créa la bière puisse faire Halte à Wéris en 2022...

À Maredret, les soeurs sont ravies. La commercialisation des bières à l’étiquette de leur abbaye, toutefois, n’est pas aisée. Le marché regorge en effet de bières artisanales. Il faut donc à la fois valoriser l’apport de Hildegarde et de l’épeautre, et le caractère patrimonial de l’opération. Les bières de Maredret occupent évidemment une place dans le magasin de l’abbaye, mais on ne peut pas dire qu’elles sont fortement mises en avant : deux petits présentoirs, seulement, sont consacrés à la promotion des deux boissons. À l’extérieur du magasin, au fond de la cour d’accueil, seul un petit écriteau indique que le magasin est ouvert. Réalisé aux armes de la bière, il est toutefois le seul élément de publicité du produit que l’on trouve aux alentours. À l’entrée du site proprement dite, pas un mot sur la bière. C’est presque un euphémisme de dire que Maredret ne cherche pas à surpromotionner ces productions artisanales...
Le groupe Martin, lui, a réussi à faire vendre ces bières dans une partie des grandes et moyennes surfaces des environs, mais pas dans toutes les chaînes. Et ses commerciaux ont entrepris de toucher l’Horeca de toute la vallée de la Molignée, ainsi que de la Haute-Meuse. La bonne intention n’échappe pas aux commerçants. Toutefois, la concurrence est rude, à commencer par celle de Maredsous (brassée en Flandre par Duvel-Moortgat), ainsi que par toutes les petites brasseries qui ont éclos ces derniers temps dans les environs. Il fut donc vendre– à la fois le cà´té original de ces bières hildegardiennes, à base d’épeautre et artisanales, et expliquer le but caritatif de l’opération. Pas simple... Persuadées du caractère unique de "leurs– bières, les soeurs, elles, rêvent d’une commercialisation internationale et comptent bien voir leur famille s’agrandir au fil du temps. Tous les espoirs leur sont permis. "Leurs– bières ne sont-elles pas uniques ?

Sans concurrence, vraiment, la Maredret ? Pas tout à fait. Le temps que durera l’exposition sur Hildegarde et la bière à la Maison des mégalithes de Wéris, on pourra aussi y consommer et acquérir une bière dénommée Hildegard. Et dont l’étiquette reproduit le portrait de la fameuse abbesse du Moyen à‚ge. Il aurait en effet été absurde de ne pas concevoir une bière spéciale lorsque l’on organise une exposition sur la créatrice de la bière. La Hildegard est toutefois une microbière : elle a été produite dans une nanobrasserie, dans un brassin unique de 200 litres. Ambrée, elle titre à 5,5% d’alcool, avec une saveur épicée qui se rapproche de celle de la cervoise. «  L’idée était plus de concevoir une bière s’inspirant de celles du XIIe siècle », explique la directrice du musée. Il ne devrait y en avoir que 25 casiers. Pas de quoi affoler les soeurs de Maredret. Mais de quoi démontrer que, en Wallonie, l’héritage de Hildegarde fait de plus en plus rêver...

Frédéric ANTOINE

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
Documents associés
Partager cet article
Vous êtes ici: Archives / Numéros parus / N°450