Derrière le marché du bien-être, un choix de société

Derrière le marché du bien-être, un choix de société

La recherche du bien-être est devenue un vaste champ d’activités et constitue un véritable marché. Une journaliste spécialisée dans les enjeux de justice sociale, reconvertie en monitrice de yoga au regard aiguisé, invite à revoir les intentions des pratiques « wellness » vers le bien commun.

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Publié le

30 novembre 2023

· Mis à jour le

4 février 2025
Plusieurs personnes sont assises en tailleur dans une posture de yoga, les yeux fermés, sur des tapis bleus dans une pièce lumineuse
fitness, yoga and healthy lifestyle concept – group of people meditating in lotus pose at studio

Applications de méditation, séances de fitness ou de coaching, massages, mais aussi thérapies, yoga, stages de développement personnel… Les dispositifs foisonnent à se revendiquer du bien-être, en parallèle du secteur médical et paramédical. « C’est aujourd’hui un marché porteur. Un très grand marché qui qualifie toutes ces pratiques qui vont avoir pour objectif d’apporter une forme d’équilibre psychologique, émotionnel, spirituel, physique aux personnes », pose d’emblée la Française Camille Teste, autrice de l’essai Politiser le bien-être, pour tenter de délimiter le champ de son analyse. Elle y voit un « géant tentaculaire », « l’un des faits sociaux, économiques et culturels majeurs de ce début du XXIe siècle ». Un secteur d’activités qui se révèle fondamentalement pluriel, incluant des pratiques psychocorporelles ou en lien avec la nutrition, d’autres plus esthétiques ou plus spirituelles, voire ésotériques, issues d’environnements plutôt extra-européens, comme l’ayurveda, le chamanisme, etc. 

UNE ENTREPRISE PERSONNELLE ?

À la suivre, l’abondance et le développement de ces pratiques de bien-être renvoient à un trait commun, elles sont liées à une forme d’impératif moral contemporain : s’occuper de soi pour aller bien. « Prends soin de toi » a dépassé la formule de politesse et s’est mué en injonction. Il s’agirait non seulement d’aller bien, mais d’aller toujours mieux et de le documenter sur les réseaux sociaux notamment, car il est de bon ton de le montrer. « La dynamique du bien-être nous dit : vous êtes responsables chacun, chacune, de vos bonheurs et de vos malheurs. Comme si vous étiez de petites entreprises, finalement, observe Camille Teste. Puisque vous êtes responsables, vous allez devoir vous livrer à tout un tas de pratiques pour aller bien. Et si vous n’allez pas bien, c’est de votre faute ; vous n’êtes pas assez rentré dans cette espèce de quête de la meilleure version de soi-même que l’on connaît aujourd’hui. » 

Elle décrit une quête permanente de l’autoréalisation de soi pour être heureux, créatifs, épanouis, etc. Pour être une « bonne personne », une personne parfaite. Cette tendance nourrit un marché où s’établissent des logiques de concurrence et certains business modèles contestables, semblables au système de vente pyramidal : la vente de produits à des personnes qui devront elles-mêmes vendre ces produits à d’autres personnes, et ainsi de suite. Un système interdit et considéré comme une arnaque en France, ainsi qu’en Belgique. 

AU-DELÀ DES NOMBRILS

« Or, on le sait très bien, être heureux ou malheureux ne dépend pas vraiment de nous », poursuit la monitrice qui critique l’idéologie néolibérale sous-jacente à cette manière de voir le bien-être en termes de croissance ou de faillite personnelle. « En réalité, c’est la société dans laquelle on est ; c’est la manière dont nos relations humaines sont organisées, dont le travail est organisé. » C’est aussi l’environnement et l’état de la planète qui sont déterminants. Bonheurs et malheurs « ne dépendent quasiment pas de nos choix et pratiques personnels ». Laisser croire le contraire dépolitiserait la question de l’épanouissement des êtres humains qui est collective. Car les individus ne sont pas des bulles à part, isolées, mais des êtres « traversés par les grands problèmes de la société à tout instant ». Face au monde qui brûle comme aujourd’hui, les pratiques du bien-être entraîneraient dans une forme de cercle vicieux, en soutenant que la seule solution, c’est de tenter de se changer soi-même, à défaut de changer l’ordre du monde. En faisant tout reposer sur la volonté individuelle, elles détourneraient de l’engagement collectif et finalement du bien-être, elles ne participeraient qu’à la marge à l’épanouissement de ceux qui les pratiquent.

UNE AUTRE SOCIÉTÉ

Il ne faut pas s’y tromper, en pointant les limites des pratiques de bien-être, Camille Teste propose d’entrer dans une démarche de subversion, non pas de boycott. Elle croit profondément à l’intérêt de pratiques comme le yoga qu’elle enseigne, « mais pas pratiqué n’importe comment », et surtout « pas avec n’importe quelle intention ». Les utiliser pour être plus productif, toujours plus efficace, pour avoir des corps très normés, très minces, pour « aller moins mal dans un monde qui va mal », c’est se leurrer, estime-t-elle, convaincue qu’il est possible et important d’en faire autre chose. « On aurait tort de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il y a tout un tas de pratiques pertinentes, importantes, alignées avec un projet de société qui vise plus de justice et l’émancipation pour toutes et tous. Il ne faut pas oublier que ces pratiques ont été captées par le marché, elles ont été transformées en biens de consommation. Mais elles véhiculent tout un tas de solutions qui préexistaient au capitalisme, et qui nous permettent d’être des corps, dans une société qui nous en dissocie. » Il y aurait lieu de se désintoxiquer d’un système qui rend hyperactifs les êtres humains, qui veut que les corps soient des variables d’ajustement, des objets pour tenir les têtes pensantes et déconnectés des réalités corporelles d’autrui. 

En phase avec son côté militant – elle est présentée comme une écoféministe –, Camille Teste en appelle à un bien-être « révolutionnaire ». Celui-ci se caractérise par deux critères : porter une dimension émancipatrice des personnes et favoriser l’engagement collectif, la mise en mouvement pour transformer la société. « Considérons ces pratiques comme des outils qu’on peut mettre au service d’une autre société, encourage-t-elle. Celles-ci peuvent être des ressources politiques majeures. »

L’ACCÈS POUR TOUTES ET TOUS

Un préalable s’impose alors : « Faire des espaces de bien-être des espaces à l’image de la société que l’on cherche à créer. » Pour l’ancienne journaliste, qui évoque les abus de pouvoir, les discriminations notamment, il faudrait par exemple « horizontaliser le bien-être », l’envisager davantage comme un bien commun à partager. « Reconnaître que la plupart des techniques que nous vendons auraient tout intérêt à être diffusées est également une des manières de répondre au fait que le bien-être exclut tout un pan de la population. Nous sommes aujourd’hui dans une situation étrange où les personnes qui en ont le plus besoin sont aussi celles qui en sont le plus privées, notamment parce qu’elles ne peuvent pas se dégager du temps ou se payer des soins « de confort », un abonnement dans une salle de sport ou une retraite en pleine nature. » 

Pour les personnes en situation de précarité, en effet, la plupart de ces pratiques sont trop coûteuses ; et leurs préoccupations, toute leur attention, sont centrées sur la survie. Politiser le bien-être, aux yeux de l’essayiste, consisterait donc à veiller à son accès. Encore faut-il en amont avoir remarqué – et regretter – les difficultés d’accès et la privatisation grandissante des espaces de bien-être (comme les piscines par exemple). S’engager globalement en faveur de tout ce qui contribue à davantage de justice sociale, pas seulement en offrant des séances gratuites ou en concluant des partenariats associatifs, voilà ce qu’elle enjoint entre autres à faire ses collègues praticiennes et praticiens. En bref, politiser le bien-être commencerait par prendre conscience que derrière ces pratiques aujourd’hui, se loge très souvent une tendance à l’individualisme, à la privatisation et à la marchandisation. De l’avis de Camille Teste, il semble possible – et il s’avère souhaitable – de changer de cap.

Catherine DALOZE

Couverture du livre "Politiser le bien-être"

Camille TESTE, Politiser le bien-être, Paris, Binge Audio Éditions, 2023. Prix : 15€. Via L’appel : – 5% = 14,25€.

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