Écrans : reprendre la main sur l’attention
Écrans : reprendre la main sur l’attention
Vidéos, alertes, contenus… Les supports numériques rythment les journées. Derrière cette avalanche d’informations se cache le modèle de “l’économie de l’attention”, où chaque seconde devant un écran se transforme en argent. Un modèle que l’Europe tente d’encadrer.
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Pourrait-on être un jour moins enchaînés aux écrans, où en tout cas disposer de plus de liberté par rapport à ce qu’ils imposent de voir à leurs utilisateurs ? Est-il envisageable de redonner aux citoyens du pouvoir sur leur temps, leurs choix et leur esprit critique ? Captiver l’attention de leur audience est en effet devenu le Graal obligatoire de tous ceux qui font commerce de contenus médiatiques, et ce à (presque) n’importe quel prix. L’Europe est passée aux actes pour réguler cette jungle débordante, mais ce n’est pas simple.
UNE VRAIE PÉPITE
« Plus les humains sont bombardés d’informations, plus leur attention devient une ressource rare. » Cette phrase de l’Américain Herbert Simon, prix Nobel d’économie 1976, a été écrite il y a près de cinquante-cinq ans. Elle est devenue un des mantras du fonctionnement des sociétés actuelles.Penseur interdisciplinaire, Herbert Simon était à la foiséconomiste, psychologue cognitiviste, politologue et informaticien. Il a aussi été récompensé comme l’un des pères de l’Intelligence artificielle. Le constat qu’il dressait à l’époque est devenu sans appel : dans une société où les gens ploient sous la masse des informations, ce que les fournisseurs de contenus se doivent de capturer à tout prix est l’attention des utilisateurs. Et plus il y a d’infos en compétition, plus la chose est difficile.
Depuis la nuit des temps, la rareté d’une ressource constitue la notion de base qui fait fonctionner l’économie de marché : un bien très répandu ne vaut pas cher. Mais une denrée rare vaut de l’or. L’avènement des médias de masse et de la “société de l’information” avait déjà poussé les opérateurs de contenus, comme les chaînes de télévision privée par exemple, à tout faire pour captiver leur audience aux moments clés que constituaient les écrans publicitaires. Dès le début des années 2000, le premier patron du groupe TF1 ne s’en était pas caché dans le livre où il déclarait : « Le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
FASCINER À TOUT PRIX
Depuis l’ère de la post-télévision et du digital portable, l’attention des hommes et des femmes de ce siècle est plus que jamais devenue cette “ressource rare” qu’il faut accaparer. Dans l’économie numérique, l’attention des Humains est devenue le bien le plus précieux et capturer, gérer et retenirl’attention, un avantage concurrentiel. Plus le public restera connecté, plus les plateformes engrangeront de revenus publicitaires. Résultat : tout est conçu pour faire rester le consommateur : vidéos qui défilent sans fin, notifications, récompenses, personnalisation extrême… Chaque détail de design vise aussi à capter le regard quelques secondes de plus. Les opérateurs de médias de plateformes regorgent également de techniques et d’astuces pour espionner leurs “clients” et les forcer à s’enfoncer dans une consommation toujours plus répétitive des contenus semblables définis par des algorithmes. Ceux-ci, nourris par les data collectées à l’insu des utilisateurs, révéleraient les modes de vie et les goûts, mais aussi les addictions.
Le modèle de l’économie de l’attention encourage donc la diffusion de contenus sensationnalistes ou polarisants, favorise les fausses informations, pèse sur la santé mentale et finit par devenir une véritable machine de persuasion.
LIBÉRER L’ATTENTION
« Je pensais naguère qu’il n’y avait plus de grandes luttes politiques à mener, écrit à ce propos James Williams, ancien de chez Google et chercheur à l’Université d’Oxford. Comme je me trompais. La libération de l’attention humaine pourrait bien être la grande lutte morale et politique de notre temps. Sa réussite est préalable à celle de presque toutes les autres. Nous avons l’obligation de reprogrammer ce système de persuasion intelligente et hostile avant qu’il ne nous reprogramme nous-mêmes. » De nombreux scientifiques ont donné l’alerte en ce sens. À San Francisco, le Center for Humane Technology, fondé par Tristan Harris (autre ancien de Google), milite pour qu’on minimise la distraction et respecte l’attention des utilisateurs.
L’Union européenne a de son côté adopté en 2022 le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act), entrés en application l’an dernier, pour rééquilibrer la relation entre plateformes et citoyens. Désormais, les grandes entreprises du numérique doivent évaluer les risques liés à leurs algorithmes, être plus transparentes sur leur fonctionnement et retirer les fonctionnalités jugées trop addictives. TikTok a ainsi été contraint de supprimer un système de récompenses qui encourageait les jeunes à scroller sans fin. Meta a dû revoir son modèle “payer ou accepter d’être suivi”, jugé contraire au libre choix des utilisateurs. L’attention ne doit plus être happée à tout prix.
REPRENDRE LE CONTRÔLE
Cette logique de captation influence aussi le rapport à l’information. Dans un fil d’actualité dicté par des algorithmes, les contenus qui suscitent colère ou émotion sont souvent privilégiés. Or, dans un espace public démocratique, la priorité devrait être donnée à la fiabilité et à la pluralité. Le nouveau European Media FreedomAct impose plus de transparence sur les propriétaires de médias et leurs financements pour restaurer la confiance et permettre de choisir ses sources en connaissance de cause. La montée de l’intelligence artificielle générative complique encore la donne. Vidéos truquées, images inventées de toutes pièces : les deepfakes brouillent les repères. Comment distinguer le vrai du faux ? Pour y répondre, l’AI Act impose désormais que les contenus générés artificiellement soient clairement signalés. Une étape importante pour restaurer la confiance.
Reprendre le contrôle de l’attention ne dépend toutefois pas seulement des lois. Cela passe aussi par des choix individuels et collectifs : limiter les notifications, s’informer via des sources choisies plutôt que via des fils infinis, privilégier les contenus de fond aux réactions instantanées. Chercheurs et institutions appellent aussi à inventer des designs numériques plus sobres, qui respectent le temps et la santé mentale. Moins de captation pour plus de sens.
Frédéric ANTOINE
