Faire tribu, un challenge essentiel
Faire tribu, un challenge essentiel
La société favorise de plus en plus un individualisme souvent débridé, forçant pratiquement à vivre dans un monde qui isole. Hugo Paul, parti en immersion au cœur de communautés diverses, estime que “faire tribu” peut renouer avec la puissance du collectif.
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« Si tu n’arrives pas à penser, “marche” ! si tu penses trop, “marche” ! Si tu penses mal, “marche” ! » Autrement dit : « Je marche donc je pense. » C’est pourquoi, à la recherche d’un art de vivre ensemble, afin de se mettre en retrait du monde pour mieux y trouver sa place, Hugo Paul s’est mis en marche (en solitaire) avec l’intention, écrit-il, « de fluidifier mes pensées et partir à la source de nos dynamiques collectives et découvrir de nouvelles manières de coopérer dans un monde en pleine mutation. Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ». Et partant, au fur et à mesure de son périple, tenter de définir ce qu’est “faire tribu”. Comme il le retrace dans un livre, Faire tribu, 365 jours d’exploration pour renouer avec la puissance du collectif dans un monde qui nous isole, il est parti s’immerger au sein de communautés diverses : un monastère, chez le dernier peuple autochtone d’Europe, une école dans la forêt, un refuge pour exilés…
PRIE ET TRAVAILLE
Il a notamment été accueilli dans l’abbaye de Lérins nichée sur l’île Saint-Honorat, au large de Cannes. « Je retrouve ici les fondements de la règle de saint Benoît écrite au sixième siècle : Ora et labora, prie et travaille, explique-t-il. Autrement dit, se relier à Dieu pour cultiver un monde fraternel et solidaire. »Faire tribu, en fait, demande malgré tout un cheminement progressif. Que ce soit un groupe d’amis, une association ou encore, des collègues avec lesquels on travaille. Quels que soient des collectifs qui peuvent avoir une influence directe sur les vies de chacun.
Pour favoriser l’alignement entre l’individu et le collectif, il est indispensable, pour une communauté ou une collectivité, de partager clairement sa mission afin que chacun la rejoigne en connaissance de cause, de créer des lieux d’échanges avec les anciens membres et (surtout ?) de proposer des périodes d’expérimentation. « C’est pourquoi trouver sa tribu, c’est oser se projeter sur le long terme avec elle afin de cultiver des liens sincères et profondément saillants. » Ainsi, s’il peut sembler normal de se situer dans une communauté monastique, cela peut paraître moins évident dans d’autres espaces communautaires.
SILENCE ABSOLU
Hugo Paul a tenté une deuxième immersion au sein du Centre Dhamma Mahi, qui peut se traduire « la terre des enseignements de Bouddha ». Dix jours dans un silence absolu, sans pouvoir communiquer. « Pour résumer, onze heures pour jouer à poser mes fesses par terre pour ressentir ma respiration et les sensations de mon corps (…) comme si le fait de me relier à mon intériorité me permettait de pleinement me relier à ce qui m’entoure. Une étape essentielle pour renouer avec l’art de faire tribu. » Soit créer un “nous” dans lequel les “je” peuvent se rassembler. Se nourrir de ses différences plutôt que de les opposer. C’est dans la pluralité de ses membres que les communautés s’épanouissent.
L’idée de départ, en fait, est simple : chacun a quelque chose d’unique à apporter et partager. Cette diversité demande beaucoup de réunions et d’échanges. Ce qui ralentit le rythme d’ensemble, tout en permettant en revanche de traverser les années. Un monde où l’humain est premier sous-entend de vivre dans un milieu où tout n’est pas maîtrisé, où peut surgir de l’inattendu, du neuf.
ACCUEIL PRIMORDIAL
Devant un tel défi, se plonger pendant près d’un mois, comme l’a fait Hugo Paul, au sein d’une collectivité accueillant des personnes en situation d’exil depuis 2021, qui collabore notamment avec Médecins du Monde, relève de la gageure. Ce centre, à l’instar de beaucoup d’autres dans la société, accueille des centaines de personnes qui se croisent, se décroisent, se recroisent à tous moments. Véritable cocotte-minute maintenue sous pression qui menace l’explosion. La dimension de l’accueil est donc primordiale dans cette situation. Une étape indispensable pour permettre le vivre-ensemble. Accueillir un membre dans une communauté, en effet, c’est lui offrir la capacité d’y contribuer afin qu’il puisse y trouver pleinement sa place. Au travers de son engagement, il pourra se sentir reconnu aux yeux des autres et ainsi s’identifier comme membre à part entière du groupe.
Michel Philippe, qui va très prochainement s’engager comme oblat séculier du monastère de Wavreumont à Stavelot, a vécu le même type d’expérience. Un oblat séculier est un laïc qui vit dans le monde selon l’esprit de la Règle de saint Benoît. Son souhait de “faire tribu” avec les moines de Wavreumont remonte à près d’un demi- siècle. Il est entré au monastère comme postulant, puis comme novice, pour ensuite s’orienter, après un long pèlerinage en 1980, année anniversaire du quinzième centenaire de saint Benoît, patron de l’Europe, sur les chemins de Compostelle, vers une vie solitaire.
« Mes liens avec la communauté se sont toujours maintenus en dépit de mon éloignement géographique et de mes diverses activités professionnelles, raconte-t-il. Il est vrai que mon attachement à saint Benoît remonte à la période de mon postulat et de mon noviciat. Après ce temps monastique, mon guide et mon père spirituel, le père Jacques Winandy, m’a encouragé à entamer un parcours de plusieurs années dans le but de mener une vie solitaire qui m’a conduit au diocèse de Montpellier où j’ai occupé deux ermitages, celui de Notre-Dame d’Ourgas, sur la commune de Pézènes-les-Mines et celui de Notre-Dame du Lieu-Plaisant, à saint Guilhem-le-Désert, pour finalement faire un séjour de discernement de trois mois à la grande Chartreuse dans l’Isère. D’autres frères, bien entendu, ainsi que l’ensemble de ceux de la communauté de Wavreumont, m’ont accompagné dans cette démarche d’engagement comme oblat séculier. C’est-à-dire vivre à la fois avec un pied dans le cloître et un pied dans le monde. »
FRATERNITÉ HUMBLE
« Ce qui me touche profondément, poursuit-il, c’est à la fois la simplicité, la paix et la fraternité humble et respectueuse que tout hôte ressent dans l’accueil des frères de la communauté. Les rapports humains y sont sans prétention. J’ai toujours le sentiment d’y être accueilli là où j’en suis. L’écoute des uns et des autres est réelle. Il n’est pas un séjour où je me suis senti mal à l’aise. L’attention que porte la communauté envers les personnes les plus pauvres, malades, souffrantes, handicapées est à l’opposé des valeurs de performance, de richesse et de beauté physique que la société prescrit comme des facteurs incontournables de réussite sociale. »
« Et, ce qui est déterminant pour moi, c’est le positionnement de la communauté par rapport au monde, son souci sociétal comme son ouverture spirituelle qui va, jusqu’à l’accueil d’autres formes de vie religieuse. La communauté de Wavreumont ne cesse de prendre des initiatives en ce sens et je serai heureux, comme oblat, d’y participer à ma mesure. Un oblat, ce chevalier du cloître, appelé à mener un combat dans le monde pour que la paix règne sur terre afin de bâtir un monde nouveau en lien étroit avec les frères de la communauté, accompagné du petit groupe des oblats du monastère. »
Faire tribu, en conséquence, révèle une force immense et chacun, sur terre, devrait avoir la chance de vivre ça. Ressentir au plus profond de soi que nous appartenons à un groupe, que nous pouvons compter sur d’autres personnes, qu’elles sont là pour nous dans les bons comme dans les mauvais moments.
Hugo PAUl, Faire tribu, 365 jours d’exploration pour renouer avec la puissance du collectif dans un monde qui nous isole, Paris, Eyrolles, 2025.
Les communautés font-elles société, trimestriel du Centre Avec, Bruxelles, été 2025.
La lettre de Wavreumont n°174, avril-mi-juin 2025.
Michel LEGROS
