Faut-il gommer les faits ?
Faut-il gommer les faits ?
Certains préfèrent les secrets de famille à la complexité de l’histoire.
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Il y a peu, croyant l’emporter haut la main dans une amicale joute oratoire, je disais à mon contradicteur :« Les faits sont têtus, il est plus facile de s’arranger avec les statistiques… » Nous comparions les différentes manières de présenter une même actualité par des présidents de partis politiques. C’est alors qu’il m’a répondu en ricanant : « Tu cites les propos d’un raciste, maintenant ? » Je fus interloquée : « Marc Twain raciste, tu plaisantes ? Le grand essayiste et humoriste américain à qui nous devons les aventures de Huckleberry Finn et celles de Tom Sawyer ? »Et lui de rétorquer : « Aux États-Unis, ses œuvres ont été retirées des livres scolaires utilisés dans les écoles de Virginie et elles ont disparu des rayonnages des bibliothèques publiques. Il utilisait le mot “nègre” trop souvent ! »
LA CENSURE, UNE DES ARMES DU POUVOIR
Par curiosité, j’ai fait quelques recherches sur d’autres ouvrages qui auraient subi un sort identique. En voici une petite sélection qui en dit long sur la variété des motifs invoqués.
Alice au Pays des Merveilles (Lewis Carroll) a été interdit en Chine en 1931 sous prétexte qu’il est indécent de faire parler des animaux comme des humains. Il y a à peine cinquante ans, Robin des Bois a été retiré des écoles aux États-Unis, non pas parce que le héros était un voleur admiré, mais parce qu’il volait aux riches pour donner aux pauvres. En période de guerre froide, les Maccartistes ont déclaré : « Cet ouvrage fait l’apologie du communisme ».
Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est jugée subversive par les jésuites qui la considèrent « affreusement athée et matérialiste ». Louis XV en interdit l’impression et la diffusion sous la pression du clergé de l’époque qui y voit « une contamination de l’esprit voltairien ». La Case de l’Oncle Tom (Harriet Beecher Stowe) fut interdite pour deux motifs : dans les états du sud des États-Unis, ce fut parce que l’ouvrage diffusait un message anti-esclavagiste alors qu’en Russie Nicolas Ier l’interdisait en 1852 pour son contenu religieux dérangeant.
La Bible elle-même ne fut pas épargnée par la censure. Jusqu’à la Renaissance, elle fut imprimée dans une langue morte (le latin) uniquement connue du clergé. Les traductions en d’autres langues étaient interdites dans le monde entierafin d’éviter les hérésies. Les rares qui tentèrent l’aventure furent persécutés, voire exécutés.
GOMMER LE PASSÉ ?
Revenons à Marc Twain taxé de racisme pour avoir trop souvent utilisé le mot “nègre”. Alan Gribben, professeur de littérature dans l’Alabama (sud), « soucieux du climat culturel dans lequel nous vivons », propose une version expurgée dans laquelle on remplacerait ce mot par “esclave”. Est-ce que pour autant la manière dont les personnes de couleur furent traitées s’en trouverait modifiée ? Et du coup, est-ce que Mark Twain ne serait plus considéré comme un raciste ? En Grande-Bretagne, pour contrer une quelconque modification des mots, The Guardian a rappelé que « Mark Twain était un critique du racisme aux États-Unis et donnait de l’argent à plusieurs organisations de défense des droits civiques ».
Mais peut-on contrer les déboulonneurs de statues et autres bien-pensants de service ? Certains semblent préférer les secrets de famille à la complexité de l’Histoire et tentent de faire entrer au chausse-pied des réalités d’hier dans les critères éthiques d’aujourd’hui. Effacer les mots n’effacera pas les faits. De plus, mettre du sens sur des vestiges permet, me semble-t-il, de revisiter le cheminement de l’humanité, son évolution autant que ses égarements.
Josiane WOLFF, Présidente du Centre d’Action Laïque du Brabant wallon