Gilles Abel : philosophe avec les enfants
Gilles Abel : philosophe avec les enfants
Comment encourager les enfants et les adolescents à développer une pensée autonome, un questionnement pertinent et un esprit critique constructif ? Les ateliers de philosophie, pratiqués en dialogue avec les jeunes, représentent un outil d’émancipation. Cet éveil à une pensée libre et créatrice constitue un rempart contre les extrémismes. Depuis vingt ans, le Belge Gilles Abel s’y attelle.
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La pratique de la philosophie avec les enfants existe depuis une cinquantaine d’années, initiée par Matthew Lipman aux États-Unis et développée au Québec par Michel Sasseville dès les années 80. Aujourd’hui, Edwige Chirouter, titulaire de la chaire UNESCO en cette matière, est une figure de proue de cette approche présente dans près de 80 pays à travers le monde. Formé à ces pédagogies essentielles à l’Université Laval de Québec, le Belge Gilles Abel travaille sur ce terrain depuis plus de vingt ans. Il a exploré cette pratique dans le domaine des spectacles jeune public et, ponctuellement, dans le cadre de projets de l’enseignement libre axés sur l’écoute des jeunes.
Son parcours l’amène à côtoyer des enfants et des adolescents en animation, ainsi que des adultes en formation. À ses yeux, la philosophie est une bêche pour creuser les idées, une échelle pour s’élever au-dessus des préjugés, un outil indispensable pour agir de manière éclairée. On est loin d’une philosophie intellectuelle déconnectée du réel. L’objectif est de susciter des questions et d’éveiller la conscience, une véritable école du regard. Depuis deux ans, il mène ses projets entre la Belgique et le Québec. Cette alternance lui permet de poursuivre à l’Université Laval une recherche doctorale en sciences de l’éducation portant sur ces pédagogies innovantes. Il souligne que la Belgique francophone, avec l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC), est pionnière dans la pratique de la philosophie avec les enfants dès l’âge de 5 ans. Elle demeure d’ailleurs le seul pays où cette approche occupe une place explicite dans les programmes scolaires. La pensée créatrice, notamment, y est reconnue comme une compétence transversale et un objectif de formation.
RECONSTRUIRE LE DIALOGUE
Une étincelle brille dans son regard lorsqu’on l’interroge sur les thèmes centraux de son parcours, tout en laissant affleurer une certaine gravité. « Depuis l’élection de Trump et la montée de l’extrême droite en Europe, nous vivons une “gueule de bois démocratique”, se désole-t-il. Nous sortons brutalement de l’enthousiasme pour les droits de l’homme, le féminisme et les diverses émancipations qui, ces dernières années, semblaient en plein essor. Nous n’imaginions pas un précipice si proche, et qui se creuse chaque jour. Mon intuition de départ reste intacte : faire de la philosophie, c’est apprendre à composer avec le doute, l’incertitude et la complexité, et progressivement à apprécier ces états intermédiaires, à ne plus les craindre et à en découvrir le potentiel. » À la manière d’un Socrate contemporain, il insiste sur l’importance de créer des espaces de relations où la déstabilisation n’est pas vécue comme une menace, où l’avis de l’autre – même opposé au sien – peut susciter un échange. Si on est des êtres de langage et de raison, réfléchir ensemble reste un défi.
« Notre monde manque cruellement de lieux où l’on se parle et où l’on se confronte réellement, constate-t-il. Des lieux où l’on peut expérimenter, ressentir, voire apprécier d’être en interaction et en dialogue véritable avec notre prochain, et reconstruire une éthique du dialogue. » Il y voit un antidote puissant face aux mondes dématérialisés, fantasmés, atomisés et fragmentés qui perdent ou suppriment les espaces symboliques, face aux faux récits et aux manipulations de l’information, face à l’hyper-positivisme ou, pire, aux « bulles cognitives fermées sur elles-mêmes ». Oui, il est révolutionnaire d’éveiller les jeunes à leur pensée créatrice ! Soudain songeur, il s’exclame : « Il faut aujourd’hui apprendre à lutter intelligemment contre ceux qui légitimisent la libération des pulsions les plus sombres, voire qui les célèbrent ! Ce discours désinhibé prolifère de plus en plus dans les milieux politiques, médiatiques, sociaux et même scolaires. Il y a quelque chose de mortifère dans cette culture du discours désinhibé, une forme de déshumanisation. »
MÉDIATION PHILOSOPHIQUE
Pratiquer la philosophie, c’est-à-dire développer les habiletés de pensée, l’écoute, la prise de parole, le respect des différents points de vue et l’autonomie, c’est retrouver le goût des rituels sociaux d’échange. Gilles Abel milite aujourd’hui pour celle de la médiation philosophique au sein du théâtre jeune public. Son enjeu est de dépasser le stade du j’aime/j’aime pas et d’ouvrir à un authentique regard critique, en évitant que l’adulte projette ses perceptions du spectacle et oriente celles des jeunes spectateurs. Sur le plan créatif, il s’agit de placer le questionnement à chaque étape du processus : écriture, dramaturgie, construction de personnages, mise en scène, banc d’essai avec des jeunes.
C’est un terreau fertile dans lequel l’émancipation consiste à permettre aux spectateurs de « jouer le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’histoire et en faire leur propre histoire », comme le dit le philosophe Jacques Rancière. « Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs. » Gilles Abel y voit une combinaison féconde de trois lignes de force : artistique, philosophique et esthétique. Il s’agit d’une expérience interdisciplinaire qui décloisonne, une sorte d’intelligence collective en marche. Et ces jeunes sont le futur. Son travail doctoral n’exclut pas le paradoxe : peu friand de la rigidité universitaire, il préfère le goût de l’indiscipline. Sur cette ligne de crête, sa boussole est une pensée créative qui reste subversive. « Desproges disait que l’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne ! »
UN CHEMIN VERS L’HUMANITÉ
Gilles Abel cherche, crée et questionne. « Je pense qu’il n’y a rien de plus beau que de découvrir l’autre. Inutile d’être croyant ou pratiquant pour le comprendre. Il faut apprendre à aimer l’autre dans sa différence, être convaincu qu’il ou elle a des choses à nous apprendre et nous fait grandir. J’apprécie aussi le doute s’il peut créer un espace de rencontre, avec son lot de vertiges et de déconstructions qui précèdent une nouvelle prise de conscience. » En lien avec l’émancipation de la pensée, il évoque à nouveau Jacques Rancière et son Maître ignorant, qui rappelle une philosophie trop souvent oubliée d’une égalité universelle de l’intelligence : « Qui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu’il cherche, moins encore ce qu’il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau. (…) Maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est le seul à chercher et ne cesse de le faire. »
Si la jeunesse peut offrir un futur riche en humanité, ce sera à condition que les pédagogies lui laissent la possibilité de dépasser les leçons, sermons et autres dogmes. Elle pourra alors s’élancer vers de nouvelles audaces liées au vivre-ensemble. La santé mentale des démocraties dépendra de ces avancées. Le travail de Gilles Abel y contribue déjà.
Michel DESMARETS