Jacques Weber : « être comédien est une incurable maladie de l’âme »

Jacques Weber : « être comédien est une incurable maladie de l’âme »

De la présence et du coffre. Un esprit toujours rebelle et, bien sûr, un immense talent qu’il a mis au service des plus grands rôles du répertoire théâtral, de Cyrano à Dom Juan, du Roi Lear à l’Avare de Molière, avec des détours par Monte Cristo et même Flaubert. Seul le cinéma lui a résisté, mais, à 74 ans, il n’a pas dit son dernier mot.

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Publié le

1 septembre 2023

· Mis à jour le

4 février 2025
Photo portrait du comédien Jacques Weber en costume

« Le théâtre et la littérature sont des gardiens de nuit. Ils donnent une lumière à l’obscurité, disait Shakespeare. Ils perpétuent une vigilance, donc une pensée active, un questionnement. Le théâtre ne fournira jamais de réponse, il ne sera jamais moral. Il pose des questions, comme l’art quel qu’il soit – la littérature, la sculpture, le ballet, le cinéma. À partir du moment où il veut apporter des réponses, il devient académique. »

Depuis plus d’un demi-siècle, Jacques Weber habite le théâtre. De Cyrano au Roi Lear, de Monte Cristo à Flaubert, de Brecht à Beckett, en passant par Molière, chez qui il a tour à tour été le Misanthrope, Dom Juan, l’Avare ou le Tartuffe, il a imposé sa stature massive et malicieuse sur les scènes françaises. Moins au cinéma et à la télévision qui l’ont le plus souvent cantonné dans de nombreux seconds rôles, qu’il a toujours campés avec brio, comme le confirme le César obtenu pour son interprétation du comte de Guiche dans le film Cyrano de Jean-Paul Rappeneau en 1990. Et sur le petit écran, il a récemment donné toute sa puissance et sa justesse à un chef d’entreprise au bout du rouleau dans la seconde saison de la série En thérapie. 

ÊTRE COMÉDIEN…

Sa formation, Jacques Weber l’a acquise auprès de François Florent, un comédien d’une douzaine d’années plus âgé que lui qui donnera son nom à l’un des plus grands cours d’art dramatique français. « Il a été pour moi un prof de vie, il a eu beaucoup d’impact sur mon existence. Il allait bien au-delà de la simple technique, il acceptait les défauts dont il faisait une qualité. Il percevait le grand bordel de l’âme humaine, il était presqu’un entomologiste. Car on n’apprend rien au comédien, on l’aide à se révéler. Être comédien, c’est quelque chose qui est en vous. L’envie, la volonté de représenter des choses. Aider à s’ouvrir et à être complètement soi-même. C’est une maladie de l’âme incurable. On emploie le mot “âme” sans aucune connotation religieuse, quand on ne sait pas très bien ce qui se passe entre les neurones, l’esprit et la pensée. On a beau faire, on ne peut pas faire autrement que jouer, que se précipiter dans un endroit où tout est faux pour être vrai. Comme si on avait mal du fait que le monde, qui lui est vrai, n’arrête pas d’émettre de plus en plus de faux. »

François Florent est, aux côtés de Francis Huster, Robert Hossein, Jean-Louis Barrault, Catherine Deneuve, Jacques Villeret ou son frère Bernard, l’un de ceux auxquels il rend hommage dans son récent livre joliment intitulé On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime. Et où il revient sur son enfance et son parcours. « J’ai croisé de très grands personnages qui m’ont enrichi et fait réfléchir, résume-t-il. J’ai eu la chance d’être gâté par mon métier et par la vie en rencontrant la femme avec laquelle je vis depuis quarante-quatre ans. Et, à 74 ans, je suis en parfaite santé. » 

DES SILENCES TROUBLANTS

« Je marche à pas lents, seul tirant le fardeau de l’enfance, plus percheron qu’andalou, lourde panse et cheveux blancs en crinière, barbe hugolienne », se définit celui qui, enfant, « haïssait ce Dieu qui incarcère le désir et le bannit de la culotte », tandis que, pendant qu’il se confessait, l’abbé en soutane lui « coinçait la tête sur les genoux ». « À l’époque, explique-t-il aujourd’hui, cet attouchement ne m’a pas choqué car je ne m’en rendais pas compte. Cet abbé était pour moi le représentant de Dieu, on était éduqué dans cette idée-là d’un personnage omniscient, omnipotent. S’il nous mettait la tête sur les genoux et nous grattait l’oreille, on trouvait ça normal, c’était Dieu qui était plein de bonté vis-à-vis de nous. Je n’ai pris conscience que beaucoup plus tard que c’était parfaitement dégueulasse. Dieu merci, cela n’a pas été plus loin, mais c’est terrible pour ceux chez qui ce fut le cas. Cela m’a interrogé sur l’hypocrisie absolue de l’Église par rapport à tout cela. Et même chez des papes que je respecte, comme François, il y a des silences très troublants et inadmissibles. »

« Quand je dis que je hais la religion, entendons-nous bien, je ne suis pas opposé à l’idée de Dieu. Je pense que l’un des plus grands maux que l’on monde ait connu est cette façon de se replier sur la religion pour essayer de comprendre l’essence de notre existence. La foi, je la respecte, mais les obligations morales, les lois religieuses sont épouvantables. La position totalement injuste des femmes par rapport aux hommes est une invention religieuse, y compris du côté des chrétiens. Les guerres de religion, n’en parlons pas. Et la manière dont la puissance financière de la religion s’est mise en place est absolument redoutable. Historiquement, c’est incontestable, il y a une dérive totale des religions. Par contre, l’idée de Dieu peut me toucher, me troubler, cette espèce d’immanence qui est au-dessus de nos têtes. Comme tout le monde, je me questionne. Je ne suis pas l’athée pur et dur qui dit que rien n’existe, ce serait aussi un peu idiot. Ce serait comme affirmer qu’il n’y a pas de vie ailleurs que sur terre. Il en a d’autres, mais sous quelle forme, on ne le sait pas. » 

ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE

La fréquentation des grands textes, de tout ce qu’ils charrient comme sentiments et réflexions sur la condition humaine, avec ses fragilités et ses contradictions, a-t-elle forgé autant l’homme que le comédien ? « Je ne sais pas si les grands auteurs grandissent l’âme ou élèvent l’homme, s’interroge-t-il. Mais, en tout cas, ils vous obligent à penser, à réagir avec votre propre sensibilité, et vous interdisent à avoir toute forme d’a priori. Chaque époque vous amène à les reconsidérer, à les redécouvrir dans un rapport de virginité. Affirmer : “Le théâtre classique, c’est ça !” est effrayant. Dire que Molière est moderne ne veut rien dire. Il est intemporel car les questions qu’il se pose au XVIIe siècle font écho à celles des siècles suivants. Et donc à aujourd’hui. »

« Marxiste-léniniste déclaré » en Mai 68, Jacques Weber n’a pas remisé sa révolte avec l’âge. « Je vis bourgeoisement et ce privilège me donne aussi celui de penser, constate-t-il. J’ai en moi en dégoût profond de l’injustice, de l’“infraternité”. Je trouve la fraternité magnifique. J’ai encore l’esprit extrêmement révolutionnaire, tout en me méfiant beaucoup des dérives de toutes formes de révolutions. Mais il n’en est pas moins vrai que je pense qu’une révolution permanente est nécessaire pour que la pensée reste active. Si on se complait dans cet état effroyablement infraternel, égoïste, totalement inégalitaire et aveugle sur la catastrophe de la Terre, si on ne bouge pas, que va-t-il advenir ? Il faut réagir violemment, de façon “révolutionnante”. Cela ne veut pas dire que je suis prêt tout de suite à monter sur une barricade, mais je comprends très bien la colère qui mène à la révolution. »

Propos recueillis par Michel PAQUOT

Jacques WEBER, On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime, Paris, L’Observatoire, 2023. Prix : 21€. Via L’appel – 5 % = 19,95€.

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