Jean Mouttapa : « Il y a de l’autre dans nous et du nous dans l’autre »
Jean Mouttapa : « Il y a de l’autre dans nous et du nous dans l’autre »
Jean Mouttapa a été, pendant trente-cinq ans, responsable du département Spiritualités aux Éditions Albin Michel et s’est mobilisé pour le dialogue interreligieux, notamment avec le monde juif et musulman. Retraité, il reste éditeur externe et conférencier. Parcours d’un homme engagé qui a fait connaitre de multiples auteurs.
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— Quels sentiments vous animent aujourd’hui, après tant d’années passées dans le monde de l’édition et celui des livres d’inspiration spirituelle ?
— Avant tout, un sentiment de gratitude, parce que j’ai eu la chance de rencontrer et d’éditer beaucoup de personnalités d’une grande valeur spirituelle, et dont certains étaient engagés aussi dans la cité.
— Comment êtes-vous arrivé dans ce métier ?
— J’ai étudié le droit et la philosophie, mais ça ne m’a pas servi à grand-chose pour ce métier-là. J’ai vécu plusieurs années en communauté dans les années 70-80. J’avais monté avec mes amis une petite structure qui diffusait des catalogues d’éditeurs de poésie. Vers la fin des années 80, Albin Michel avait besoin de quelqu’un pour soutenir la collection Spiritualités vivantes. Je suis arrivé avec mes idées autour d’un christianisme progressiste et d’un intérêt pour le dialogue interreligieux avec l’Orient, l’islam, le judaïsme.
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— À quoi étiez-vous plus particulièrement attentif pour retenir ou non un auteur ?
— Il n’y a aucune recette, seulement quelques principes. Je demande avant tout à mes auteurs d’écrire “pour être lus”. Albin Michel n’a pas vocation à publier des études trop techniques, sur le plan théologique ou sociologique par exemple. Nous nous adressons à un public très divers, chrétien ou complètement déchristianisé, parfois en quête d’une voie dans le bouddhisme, le soufisme ou autre, parfois en recherche hors de toute structure religieuse. Autre principe : au fil des années, j’ai voulu privilégier de plus en plus l’apport des sciences humaines, en constatant que le public manquait de ressources en termes d’histoire, de géographie, d’anthropologie. Pour faire passer cette dimension académique, j’ai fait un choix à partir de 2006 : lancer de grandes encyclopédies, avec de nombreux savants, mais éditées de façon qu’elles soient agréables à lire et donnent lieu à des événements médiatiques.
« L’espérance est une vertu théologale et la désespérance est un péché. C’est un péché qui fait mourir. »
— Les livres d’inspiration spirituelle ont encore un bel avenir ?
— Il y a toujours un public en recherche spirituelle, mais il est un peu noyé de nos jours sous une avalanche de livres de développement personnel qui ne relèvent pas, selon moi, de la spiritualité, mais plutôt d’un utilitarisme du bien-être au quotidien.
— Le dialogue interreligieux, notamment avec le monde juif, a été au cœur de votre vie. Comment êtes-vous arrivé à cette préoccupation ?
— J’y suis arrivé par mon christianisme, tout simplement. Je me suis intéressé à l’exploration de la judéité de Jésus et des textes évangéliques. J’ai été touché par la traduction de la Bible par André Chouraqui, qui fut un ami.
— Comment bien dialoguer entre personnes de convictions différentes ?
— En travaillant sur nos textes et nos histoires respectives, pour prendre conscience qu’il y a de l’autre en nous et du nous dans l’autre. Il y a deux universels, à mon sens, sur lesquels peut s’appuyer le dialogue interreligieux : celui de la raison, des sciences humaines et celui du cœur. Mais ne pas confondre le cœur avec les belles paroles iréniques. J’ai coorganisé en 1996 les premières Assises nationales du dialogue interreligieux à Paris et les deuxièmes en 1998 à Lille. J’ai participé à pas mal d’initiatives comme celles-là, mais je ne m’intéresse pas tellement au dialogue entre représentants d’institutions religieuses, qui ont tendance à fuir tous les sujets susceptibles de faire des polémiques.
— Vous avez aussi coorganisé un voyage à Auschwitz avec des Juifs, des Arabes et des chrétiens en 2003…
— Oui, mais cette expérience extraordinaire n’était pas interreligieuse au sens strict, même s’il y avait des rabbins, des imams et des prêtres. Elle était “judéo-arabe”, avec essentiellement des Juifs et des Arabes venus de France et d’Israël, qui pouvaient être de diverses confessions ou sans religion, et les chrétiens étaient très minoritaires. Parmi eux, il y avait mon ami et auteur Gabriel Ringlet qui a emmené avec nous une délégation belge d’une vingtaine d’étudiants et de professeurs de Louvain-la-Neuve, dont le professeur Bishara Khader. Au départ, l’initiative était arabe, venant du feu d’Émile Shoufani, curé de Nazareth et prêtre melkite (de rite grec catholique). Après la seconde Intifada, face à l’effondrement de toutes les associations de dialogue judéo-arabe, y compris la sienne, il a décidé qu’il fallait aller explorer la “peur” juive, incompréhensible a priori pour un Arabe, là où elle s’enracinait, à Auschwitz. Son génie a consisté alors à ne rien demander aux Juifs, uniquement de les accompagner. Un avion est parti de Tel-Aviv avec trois cents personnes et un autre de Paris avec deux cent vingt venues de France et de Belgique. On était là pour affirmer la permanence et l’universalité de l’humanité, sur le lieu même où la notion d’humanité avait fait l’objet d’une tentative d’assassinat à travers l’extermination du peuple juif. Le montage de cette initiative avait été extrêmement difficile, mais, au terme des trois jours sur place, les gens se rapprochaient, se touchaient.
— Face à ce qui se passe de manière dramatique depuis un an au Proche-Orient, n’êtes-vous pas découragé ? Le dialogue interreligieux semble dans l’impasse…
— Je reconnais m’être fâché avec des amis qui, par exemple, dénonçaient ce qui se passait d’horrible à Gaza, sans avoir reconnu le caractère terroriste et barbare de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 en Israël. Personnellement, si j’ai quelque chose à critiquer de la politique israélienne, et c’est le cas, je ne le fais que sur la base d’une indéfectible fraternité avec le peuple juif. De même vis-à-vis du peuple palestinien.
— Vous n’êtes pas désespéré ?
— L’espérance est une vertu théologale et la désespérance est un péché. C’est un péché qui fait mourir.
— Le repli identitaire vous inquiète-t-il ?
— Oui, et la mainmise des ultras, des fanatiques religieux sur les peuples aussi bien en Israël qu’au Liban, à Gaza, en Iran… C’est une dérive qui concerne aussi la Turquie, le monde arabe, la Russie, l’Inde, nos démocraties en Europe, les États-Unis avec les fous dits évangéliques. Le combat d’aujourd’hui concerne tous les fanatismes, quels qu’ils soient.
— Certains milieux laïques radicaux jugent la religion toxique. Ce n’est pas votre sentiment ?
— De tout temps, les religions ont pu se révéler toxiques, mais le désir spirituel est inhérent à l’être humain et nous avons besoin de nos traditions. Il faut évidemment les critiquer et les réformer, mais on ne peut pas plus s’en passer que de nos langues maternelles.
— Dans quel milieu familial avez-vous vécu ?
— J’ai été élevé dans un catholicisme traditionnel et pratiquant régulier. Je me suis insurgé assez radicalement à l’adolescence contre ce conformisme, tout en gardant un lien avec Jésus comme modèle de liberté vis-à-vis de toutes formes d’autorité. Je me disais anarchiste à l’époque. Petit à petit, je suis revenu approfondir la dimension verticale du Christ et aussi le lien avec le judaïsme, et j’ai repris une pratique, même si elle est très irrégulière. Je pense qu’il faut tout revoir dans le catholicisme, notamment le statut sacral du prêtre et certains mots de la liturgie.
— Seriez-vous proche intellectuellement des protestants, même si, familialement, sociologiquement catholique ?
— Oui, bien que je ne sois pas du tout admiratif de Luther ou Calvin. Mais je reste catholique, je crois qu’il faut travailler sur ce qui est enrichissant dans le catholicisme, par exemple le sens de la foi commune, de l’universel. La décentralisation des Églises, c’est bien, mais cela provoque aussi des divisions, et surtout l’instrumentalisation réciproque de la religion et du politique. On l’a vu dans l’histoire, mais c’est flagrant aujourd’hui avec l’explosion des nationalismes chrétiens : protestant aux États-Unis, orthodoxe en Russie ou en Grèce. Il y a aussi la valeur accordée par l’Église catholique à la Tradition, que je préfère à la sola scriptura protestante, l’appui sur la “seule Écriture” qui a montré ses dangers fondamentalistes. Et j’ai l’impression qu’il existe dans le catholicisme une dimension d’engagement social plus importante que dans les autres confessions.
— Être chrétien, c’est aussi, pour certains, une relation avec une transcendance et participer à une liturgie, à des rites. Le contact avec des amis de culture orthodoxe sensibles à cette approche vous a touché ?
— Avant d’être éditeur, je ne connaissais pas les traditions chrétiennes orientales. Je les ai connues essentiellement par des auteurs, Annick de Souzenelle et Émile Shoufani, qui sont décédés cette année, et aussi Jean-Yves Leloup. J’ai été fasciné par les liturgies, par l’attention orthodoxe aux Pères de l’Église. Mais je reste critique sur la relation des chrétiens orientaux au monde juif, à la modernité, à la démocratie. Il y a bien sûr des exceptions, comme les auteurs que je viens de citer, ou comme Nicolas Berdiaev, Olivier Clément…
— Vous assumez ce qualificatif de “chrétien catholique” qui, aujourd’hui, dans les milieux intellectuels, est parfois difficile à porter.
— D’abord, il faut avouer que se dire chrétien pourrait relever déjà d’un abus de langage. Cela voudrait dire que je me comporte réellement selon la voie de l’Évangile, la voie du Christ. Quelle prétention… Et puis, de toute façon, je ne suis pas chrétien tout seul, d’une manière impersonnelle, vague et théorique : je suis chrétien dans une communauté, la communauté catholique, pour le meilleur et pour le pire – on ne choisit pas sa famille… Je reste aussi catholique parce qu’au fond, ce mot est magnifique : il ne renvoie pas seulement à universel, mais à l’expression de saint Augustin : être chrétien secundum totum, selon le tout, pour entrer dans l’entière vérité de mon être. Je revendique mon catholicisme, même auprès de mes amis francs-maçons. J’estime que je suis aussi laïc qu’eux. Je reste progressiste et très critique vis-à-vis de l’institution, et en outre judaïsant, sensible à la culture juive du pluralisme. Ces amis ne m’en tiennent pas rigueur, d’ailleurs. Avant, ils me disaient : « Si tu es catholique, tu devrais donc croire tel ou tel article du credo. » Je leur répondais qu’il y a un credo, oui, c’est le texte traditionnel qu’il faut considérer, mais que je peux, par exemple, critiquer la phrase : « Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant. » Grâce aux réflexions du XXᵉ siècle avec des philosophes comme Levinas, Ricoeur, des psychanalystes ou penseurs comme Marie Balmary, Maurice Bellet, on a des outils pour interroger la Toute-Puissance de Dieu, on sait que cette notion peut avoir des interprétations néfastes, voire perverses et mortifères. J’accepte donc l’héritage, mais sous bénéfice d’inventaire et d’interprétation.
« Le désir spirituel est inhérent à l’être humain et nous avons besoin de nos traditions. »
— Si vous deviez partir sur une île déserte, quels livres spirituels ou autres emporteriez-vous ?
— La Bible, sans hésitation. Mais, s’il vous plaît, je ne voudrais pas être largué sur cette île déserte avant trois ans, car je me suis inscrit à des cours d’hébreu biblique. Mon vieux rêve était de pouvoir lire la Torah ainsi, dans son texte original, un peu comme le fait quotidiennement l’écrivain italien Erri De Luca. Ensuite il faudra que je me mette au grec du Nouveau Testament…
— Vous avez publié avec Jérôme Duhamel un Dictionnaire inattendu de Dieu, avec tous les qualificatifs qui ont été donnés à son sujet par différentes personnes. Quel serait le vôtre ?
— J’en ai fait l’inventaire, mais je ne veux pas donner de définition ou de qualificatif de Dieu, dont le nom hébreu est “imprononçable”. Je citerai simplement un “dit” attribué à Jésus, rapporté par les soufis. Il se trouve dans un livre que j’ai publié, Un musulman nommé Jésus, qui rassemble très scientifiquement les paroles de Jésus mentionnées dans la littérature classique musulmane, la plupart reprises des Évangiles, mais certaines inventées par cette tradition. C’est très court. Jésus rencontre un homme et lui demande : « Que fais-tu ? » « Je me consacre entièrement à Dieu. » Jésus lui demande : « Et qui s’occupe de toi ? » L’homme répond : « C’est mon frère. » Et Jésus conclut : « Ton frère se consacre beaucoup plus à Dieu que toi. »
Propos recueillis par Gérald HAYOIS