La prière qui cuirasse les soignants
La prière qui cuirasse les soignants
Chaque année, les statistiques d’actes de violence envers les soignants atteignent de nouveaux sommets. Avant le dépassement de la ligne rouge qui impose au soignant de s’en protéger, il y a un espace pour l’éthique dans la relation de soin. Qu’apprend-on aux médecins pour passer d’une attitude de jugement à celle de compréhension ?
Publié le
· Mis à jour le
Chaque année, les statistiques d’actes de violence envers les soignants atteignent de nouveaux sommets. Avant le dépassement de la ligne rouge qui impose au soignant de s’en protéger, il y a un espace pour l’éthique dans la relation de soin. Qu’apprend-on aux médecins pour passer d’une attitude de jugement à celle de compréhension ?
Les récentes agressions d’infirmières dans des hôpitaux bruxellois remettent régulièrement le sujet des violences dans les soins en haut de l’actualité. Encore au début du mois d’octobre, une toute jeune stagiaire infirmière se faisait poignarder dans le dos par un patient. « La violence n’est pas une exception, mais une expérience partagée », rappelle l’Institut Vias dans sa dernière enquête menée au printemps 2024 auprès de 1711 professionnels belges des soins et des services d’urgence. Plus de neuf répondants sur dix disent avoir été confrontés, au moins une fois dans l’année, à un acte de violence ou d’agression.
Dans les hôpitaux, Vias relève que 88% du personnel interrogé a subi des cris, 78% des insultes, et plus d’un soignant sur deux des poussées ou des coups de pied. Près de 29% déclarent même avoir été blessés. Les auteurs de ces violences sont le plus souvent des patients, parfois des proches. Les procédures formelles de signalement restent peu utilisées. Ces données, précise l’institut, ne représentent donc que la partie émergée du phénomène.
APPROCHE ÉTHIQUE
Dans ce paysage de statistiques affolantes, où la violence s’invite quotidiennement dans le travail des équipes soignantes, le philosophe et éthicien Jean-Michel Longneaux propose une approche résolument clinique et éthique de la relation soignant-patient lorsque celle-ci déraille. Il constate une pente spontanée qui consiste à juger et à individualiser : « Le plus souvent, ce thème va être abordé à travers le prisme de la responsabilisation, avec, à la clef, l’idée d’empêcher les patients d’être violents. »
Celui qui est également référent Éthique et Société pour Unessa, la fédération des structures actives dans l’accueil, l’accompagnement, l’aide et les soins aux personnes, est régulièrement appelé pour former les prestataires de soins sur les thématiques liées à l’éthique. Devant un parterre de médecins, c’est notamment ce qu’il s’est employé à faire dans le cadre du 59e congrès de l’Association des médecins anciens étudiants de l’ULB (AMUB).
Sans nier ni le danger ni la peur, il plaide pour un déplacement du regard tant que la situation le permet, afin de préserver le cœur du métier : soigner. « Comment rester soignant dans cette posture ? interroge-t-il. Tout l’enjeu est d’éviter que la relation de soin ne se rompe. » Cette bascule passe, selon lui, d’une posture de jugement à une posture de compréhension : « Quand on juge, on ne comprend pas. » Il ne s’agit pas d’excuser des actes innommables, mais de reconnaître un enchaînement de causes et d’effets qui explique l’explosion d’une personne dans certaines conditions. Comprendre ces causes rend possible un autre type de réponse, moins défensive, plus soignante.
MAINTENIR LE LIEN
De manière très concrète, il propose de remplacer l’injonction par la question. Plutôt que de lancer un : « Monsieur, vous vous calmez, sinon vous dégagez », mieux vaut demander : « Quelle est la bonne raison qui fait que, maintenant, vous pétez un plomb ? » Ce renversement maintient le lien, permet de tenir la relation et retarde le moment où l’intervention doit s’interrompre pour des raisons de sécurité.
« Tout l’enjeu est d’éviter que la relation de soin ne se rompe »
Mais tenir suppose des conditions, individuelles et organisationnelles. Individuellement, Jean-Michel Longneaux insiste sur l’apprentissage. Il prend l’exemple des techniques de contention. Ces compétences ne visent ni la punition ni l’humiliation, mais la prévention de l’irréparable. L’éthicien précise le sens de ces gestes : « Quand vous immobilisez quelqu’un, l’enjeu est que cela reste humainement acceptable. » Côté organisation, il cite des “détails”… qui n’en sont pas : la qualité de l’accueil, la présence d’un interlocuteur à qui parler, des explications claires données au bon moment. « Rien que ça, cela permet de calmer », affirme-t-il. À l’inverse, automatiser l’entrée à l’hôpital et réduire les personnes présentes pour ne laisser qu’une borne défaillante, c’est prendre le risque d’alimenter les tensions. « J’arrive à l’hôpital, je suis inquiet et voilà que je me retrouve devant une borne qui ne fonctionne pas. Comment voulez-vous que je ne m’énerve pas ? »
HIPPOCRATE & MAÏMONIDE
Au cœur de sa réflexion, ce n’est pas le public de médecins de l’ULB qui découragera Jean-Michel Longneaux de passer par un texte religieux pour appuyer la portée du propos. L’éthicien déclame ainsi quelques lignes de la prière médicale de Maïmonide, médecin et philosophe juif du 12e siècle, souvent citée au même titre que le serment d’Hippocrate. Un choix qui n’a rien d’anecdotique : structuré en quatre intentions, cet écrit de référence veut dire ce que le médecin est appelé à être. Premier appel : renforcer la capacité à servir tous et toutes, y compris ceux qui nous malmènent. « Mon Dieu, (…) soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l’ami et l’ennemi, le bon et le mauvais. » Avec nuance, Jean-Michel Longneaux précise que « l’ennemi » est celui qui veut du mal au soignant. L’actualité du passage saute aux yeux : il y est question de tenir, malgré l’agression, dans une relation qui déstabilise. Tenir, cela ne s’improvise pas : « Il faut un art pour ça, un art qui s’acquiert », dit-il encore, soulignant l’apprentissage nécessaire pour supporter quelqu’un qui invective et contenir la personne.
« Il y aura toujours une limite aux cuirasses ; à un moment donné, il faut se protéger et sortir »
Deuxième appel : ajuster le regard. « Fais que je ne voie que l’Homme dans celui qui souffre. » L’éthicien paraphrase : ne pas voir un “méchant” dans celui qui crie ou menace, mais reconnaître une souffrance, des causes, des raisons. C’est une discipline, presque une ascèse de métier. Troisième appel : se cuirasser d’un amour du métier capable d’absorber les coups. « Si les ignorants me blâment et me raillent, fais que l’amour de mon art, comme cuirasse, me rende invulnérable pour que je puisse persévérer dans le vrai. » Cette cuirasse ne doit être ni dureté ni indifférence, elle renvoie à des compétences apprises qui permettent de rester professionnel dans des conditions difficiles. « Croire qu’on a cette force en soi par don inné, c’est se tromper », prévient-il. Quatrième appel : la patience avec les malades, quelle que soit l’attitude « Prête-moi, mon Dieu, l’indulgence et la patience auprès des malades entêtés et grossiers. » La formule surprend dans une prière, concède Jean-Michel Longneaux, mais elle dit le réel du soin : « On ne soigne pas des anges, on soigne des humains. » D’où l’importance d’une éthique opérationnelle qui articule protection, compréhension et limites.
TENIR OU RECULER ?
Ce détour par Maïmonide éclaire l’ambition : soutenir la « force du cœur », voir l’humain derrière la colère, se protéger et protéger autrui, tenir autant que possible la relation sans s’y perdre. L’éthicien le redit à sa manière : « Si vous avez appris cet art, c’est lui qui va vous servir de première cuirasse. » Et de prévenir : « Il y aura toujours une limite aux cuirasses ; à un moment donné, il faut se protéger et sortir. » La ligne de crête se dessine ici : tenir sans s’endurcir, reculer quand la sécurité l’exige. Dans la pratique, nombre de tensions s’installent souvent à bas bruit. Le temps qui manque, l’impression de ne pas être écouté·e, l’accueil déshumanisé, la succession d’informations contradictoires… « Combien de patients disent : “En dix minutes de consultation, je n’ai même pas eu le temps d’expliquer ce que je ressens” ou “Après deux minutes, j’ai déjà l’impression que le médecin ne m’écoute déjà plus” ». Face à cela, réintroduire de l’explication et de la présence suffit parfois à faire retomber la pression.
Reste une part d’ombre : « On a l’impression que ça ne va pas aller en s’arrangeant. » L’augmentation des vulnérabilités sociales et économiques crée des contextes propices aux déflagrations. Les soignants n’ont pas prise sur tout. « Ils peuvent agir sur ce qui est à leur portée, comme sur l’organisation de leur cabinet, de leur service, de leur hôpital », énumère le professeur de l’UNamur. Mais, pour le reste, la lucidité commande d’accepter une part d’immaîtrisable, sans renoncer à la vigilance et à l’équipement éthique et pratique. La proposition de Jean-Michel Longneaux est à la fois modeste et exigeante : renoncer à cataloguer d’emblée, admettre que, soi-même, on ferait peut-être pire si on avait vécu la même trajectoire, et poser la seule question qui rouvre un espace de soin : « Quelles sont les raisons ? » Comprendre n’empêche pas de protéger ni de poser des limites ; comprendre redonne une chance à la relation de soin, y compris quand elle tangue.
Les chiffres de l’Institut Vias disent toute l’ampleur du défi. Ils confirment que la violence verbale est la plus fréquente, que les atteintes physiques se produisent plus souvent qu’on ne le pense, et qu’une part non négligeable des faits reste peu ou pas signalée. Citant ses propres données, l’Institut invite à cartographier les formes de violence, à documenter les expériences et à renforcer les formations adaptées. À l’échelle d’un service, cela rejoint les recommandations pratiques de l’éthicien : investir l’accueil, outiller les équipes, clarifier les procédures, penser la sécurité. À l’échelle du métier, cela rejoint l’idéal de Maïmonide : soutenir la force du cœur, voir l’Homme dans celui qui souffre, persévérer dans le vrai sans héroïsme aveugle.
François HARDY
LES PATIENT·ES ÉGALEMENT VULNÉRABLES
La violence dans les soins n’est malheureusement pas à sens unique. Si personne n’en est à l’abri, des catégories plus vulnérables de patients y sont davantage exposées. Selon Sciensano, la maltraitance envers les aînés, par exemple, touche aussi le champ médical. Elle résulte d’actes ou d’omissions au sein d’une relation de confiance et demeure massivement sous-déclarée : une personne de plus de 60 ans sur six serait concernée, mais un cas sur vingt-quatre seulement signalé. L’institut pointe un risque de dérive de la relation de soins : des aidants, y compris professionnels, épuisés ou mal outillés peuvent glisser d’une aide bienveillante vers des pratiques délétères.
Les femmes sont un autre exemple de patientèle vulnérable. Dans la gynécologie courante, l’ASBL Premisse relève des atteintes concrètes et répétées : examens sans consentement explicite (palpation des seins, insertion brusque de doigts ou d’instruments), frottis réalisés sans nécessité médicale, examen vaginal imposé pour une simple prescription contraceptive, choix de contraception orienté contre l’avis de la patiente ou encore insistance pour une échographie sur les battements cardiaques alors qu’une IVG a été exprimée. S’y ajoutent la non-prise en compte de la douleur malgré un droit à son évaluation et à son soulagement, des atteintes à l’intimité (demandes de se déshabiller sans explication, va-et-vient dans la pièce, présence imposée d’étudiants) et des propos disqualifiants ou culpabilisants sur la sexualité, le poids, l’âge ou le projet d’enfant. Le continuum peut aller jusqu’à des violences sexuelles : palpations injustifiées, insertion d’objets sans en avertir ni les justifier, avances, chantage.
Il est donc utile et nécessaire de rappeler le cadre légal. Chacune et chacun a droit à une information claire et compréhensible (sur l’objectif, les risques, les alternatives et les coûts des actes médicaux) au consentement libre et éclairé avant chaque acte, à la vie privée et au refus. Toute rupture de soins s’accompagne de la possibilité de changer de praticien, de saisir la médiation hospitalière, l’Ordre des médecins ou la police en cas d’infraction. (F.H.)
