La voix et le visage des pauvres
La voix et le visage des pauvres
Dans un film généreux et émouvant, Frédéric Tellier révèle qui était vraiment l’abbé Pierre. Un personnage inouï qui a marqué le XXe siècle par son combat contre la misère.
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« J’ai passé ma vie à combattre la faim, le froid, la misère, la solitude. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour aider les autres. Est-ce que cela a suffi ? Est-ce que j’ai réussi à changer un peu les choses ? » C’est sur ces mots que commence L’Abbé Pierre – Une vie de combats. Ce biopic retrace le parcours de celui qui a été longtemps la personnalité préférée des Français, depuis son entrée chez les Capucins, en 1931, où il fait vœu de pauvreté à l’âge de 19 ans, jusqu’à sa mort en 2007. Frédéric Tellier ne voulait pas réaliser une œuvre hagiographique. Il a rencontré celles et ceux qui ont bien connu l’homme de chair et de sang, de foi et de doute, de joie et de tristesse, pour raconter une autre histoire que celle que tout le monde connaît. Et son film réserve en effet pas mal de surprises.
AMIE DE TOUJOURS
Il n’a que 26 ans lorsque sa mauvaise santé ne lui permet plus de vivre la vie rude des Capucins. Henri Grouès, c’est son vrai nom, quitte alors le monastère pour devenir prêtre de paroisse dans le diocèse de Grenoble. À cette époque, il confie à son ami François qu’il voulait être un saint, sans s’en sentir capable. Durant la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la résistance où il rencontre Lucie Coutaz qui lui trouve de faux papiers au nom de l’abbé Pierre. Il fait passer des Juifs en zone libre et prend des risques chaque jour, jusqu’à tomber dans une embuscade. Un des membres du groupe est malheureusement tué par les Allemands. Au moment d’enterrer son ami, il aura une réaction qui ne manquera pas de surprendre, voire de choquer le spectateur. C’est que le film n’occulte pas les zones d’ombre de ce grand homme.
Son ardeur pour faire le bien lui a fait parfois commettre des erreurs. Heureusement, tout au long de sa vie, il aura à ses côtés Lucie Coutaz. Cette femme engagée, issue du syndicalisme chrétien, a les pieds sur terre et la main sur le cœur. Elle devient sa secrétaire, son amie, sa confidente, la cofondatrice d’Emmaüs, une maison pour « ceux qui n’ont plus de raison d’espérer », et sera sa compagne de vieillesse. Durant cinquante ans, elle a été son ange gardien et lui a sauvé plusieurs fois la mise, si ce n’est la vie. La comédienne Emmanuelle Bercot confère à cette femme, inconnue du grand public et sans qui l’ecclésiastique n’aurait pu mener aucun de ses combats, une aura qui brille, même dans son ombre.
INSURRECTION DE LA BONTÉ
Après la guerre, il devient député. Il cherche en effet toujours les moyens les plus appropriés pour mener efficacement ses combats, que ce soit par la politique ou les médias. Il fonde en 1949 le mouvement Emmaüs pour remettre debout ceux qui sont à terre. Lorsqu’il rencontre Georges, un repris de justice qui veut « se foutre en l’air », il l’appelle : « Viens m’aider à aider ! », lui rendant du même coup une raison de vivre. Après son appel vibrant à la radio le 1er février 1954, au lendemain de la mort de froid d’une femme dans la rue, il se lance dans une tournée à travers toute la France, où il donne des conférences enflammées dont le message n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence. Il devient une superstar adulée par le public. Il provoque une véritable insurrection de la bonté et de la générosité. Les dons affluent et il ne parvient pas à gérer cette manne qui semble infinie. Car l’homme est tellement poreux à la misère des autres qu’il ne peut garder pour lui ces sommes récoltées. Il s’oppose aux financiers qui pilotent Emmaüs : l’argent doit servir tout de suite, être redistribué. Il est dans l’urgence perpétuelle, parce que quand quelqu’un souffre, on ne peut pas lui demander d’attendre.
Le film passe en revue ses différents combats, ses coups de gueule restés célèbres, comme celui face à Jean-Marie Le Pen. Les documents d’archives l’ancrent dans l’histoire et rappellent combien il a été un acteur majeur dans la conscientisation et la mobilisation contre la pauvreté. Les images, particulièrement soignées, offrent aussi une dimension contemplative à ce film engagé. Même si l’on peut regretter à certains moments l’abus d’effets spéciaux, le réalisateur trouve toujours le moyen de créer l’émotion.
TOUCHÉ AU COEUR
Benjamin Lavernhe, qui incarne le prêtre, est bluffant de sincérité et de réalisme. Il a voulu montrer l’homme dans ses combats héroïques et courageux, à la fois empathique et hypersensible, mais aussi impétueux, parfois injuste et colérique. « Il souffrait à la hauteur du plus souffrant », dit-il de lui. Il se souvient que, lors du casting pour le rôle, il avait appris deux discours de celui qui était un grand orateur dont la parole touchait toujours au cœur. Il les répétait dans les rues de Paris en allant au rendez-vous et ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour parler aux sans-abri qu’il croisait. On ne peut pas interpréter un tel héros sans en être transformé de l’intérieur. Sa parole change les cœurs et ce film en montre la force. « C’est un honneur, une fierté et une responsabilité de jouer ce rôle », dit le comédien, qui mesure la chance qu’il a eue de redonner souffle à ses mots par sa voix.
Benjamin Lavernhe reste très ému chaque fois qu’il revoit des interviews de l’abbé Pierre. Il s’est coulé dans le personnage, trouvant les accents justes, jusqu’à imiter son timbre vocal. Six heures de maquillage étaient nécessaires pour ressembler au vieillard dont tout le monde a encore le visage en mémoire. Ce sociétaire de la Comédie française tient là un rôle qui le révèlera au grand public et qui pourrait faire aussi de lui l’acteur préféré des Français, et des autres. S’il n’a pas vraiment la taille (il mesure vingt centimètres de plus) ni le physique du personnage, il est sidérant dans sa composition. Avec lui, le petit bout d’homme qu’on voyait dans les médias redevient le trublion qui empêche de s’endormir dans l’insouciance.
Les dernières images du film, dans une magnifique métaphore, montrent combien ses mots restent d’actualité. Si l’abbé Pierre a regretté de n’avoir remporté aucun de ses combats contre la pauvreté, il a bien gagné celui de la lutte contre l’indifférence. À travers lui et ce film, on prend en effet conscience que tout est encore à faire et que chacun a son rôle à jouer.
Jean BAUWIN
L’Abbé Pierre – Une vie de combats, de Frédéric Tellier. En salle dès le 15/11.