L’associatif, un secteur en péril
L’associatif, un secteur en péril
Les ASBL sont considérées comme les piliers du mouvement associatif. Organisées par la loi de 1921, elles ont porté – et portent toujours – l’esprit et l’action du secteur non marchand en Belgique. Cependant, depuis 2020, une nouvelle législation les coupe de leur fondement initial. Une fronde tente de limiter les dégâts.
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La liberté d’association est l’un des fondements de la Constitution belge de 1831. En effet, en son article 27, il est clairement stipulé que « les Belges ont le droit de s’associer. Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive ». Il faudra cependant attendre 1921 pour voir enfin la liberté associative mise en œuvre de multiples façons, surtout grâce à la création des associations sans but lucratif (ASBL) définies comme « groupement de personnes physiques ou morales qui poursuivent un but désintéressé ».
Cette loi a fait du secteur associatif une institution juridique incontournable. À tel point que, moins d’un siècle plus tard, la Belgique compte plus de cent mille ASBL actives dans de nombreux domaines comme l’éducation, la culture, les sports, la vie sociale, les loisirs, etc. Regroupées dans le secteur non marchand, leur finalité à but non lucratif ne les empêche pas, malgré tout, de se tourner vers des ressources diverses. Le monde associatif est vite devenu le plus gros employeur du pays.
ÉQUILIBRE À TROUVER
Le passage, en 2019, de la loi de 1921 au Code des Sociétés et des Associations (CSA) ne s’est pas déroulé sans accrocs et résistances. Sa modification est ainsi devenue un (très) long parcours du combattant. Il fallait, entre autres, trouver un équilibre capable de faire la différence entre la petite amicale de quartier composée de quelques membres et la très grosse association brassant des capitaux non négligeables, parfois plusieurs millions, voire centaines de millions d’euros, qui représente un acteur économique important dans la société. Au fil des années, en effet, l’état s’était déchargé de certaines de ses missions en déléguant à des ASBL toute une série de services à remplir, par exemple des financements complémentaires ou des mesures exonératoires de mises à l’emploi.
Ainsi, selon les gouvernements et leurs curseurs politiques, elles ont été perçues et considérées tantôt comme des partenaires nécessaires à l’orientation et à l’application de politiques publiques, tantôt comme des adversaires (parfois même des “ennemis”) pouvant aller jusqu’à contredire voire à s’opposer à ces mêmes pouvoirs en place.
ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ
Le travail actif de terrain fourni par les associations en tout genre a montré l’importance et l’utilité de développer une politique d’éducation populaire et permanente. C’est-à-dire « de permettre aux groupes d’individus de pouvoir participer à la vie en société à travers une information critique et une prise de conscience de leur environnement en vue de le transformer ».Autrement dit : donner la possibilité à une « société civile active » de soutenir une revendication collective de participation effective à la démocratie.
Au fil des années, les associations sont devenues des lieux de résistance vis-à-vis des institutions et des règles sociétales existantes. Et aussi d’invention et d’innovation démocratiques et d’exercice de citoyenneté. Tout en étant des endroits de socialisation confrontant leurs membres à des problèmes de société et créant ensemble des mouvements de solidarité collective. Il leur est donc devenu indispensable d’obtenir une autonomie relative pour exister et fonctionner sur base de leurs principes, tout comme la démocratie a besoin d’elles afin de garantir le respect de ses valeurs d’égalité et de légalité.
La Belgique compte plus de cent mille ASBL actives dans de nombreux domaines et regroupées dans le secteur non marchand
POUSSÉE NÉO-LIBÉRALE
Cette évolution a entraîné une augmentation importante du nombre d’ASBL reconnues. Et la systématisation des subventions liées aux agréments a eu une conséquence majeure sur le plan économique, poussant les autorités publiques à modifier les modes de financement. De nouvelles règles sont ainsi apparues, auxquelles les associations ont dû répondre, suscitant des remises en question profondes – internes et externes – de leur identité première.
La poussée lente, mais inexorable, de l’idéologie néo-libérale a progressivement modifié la philosophie politique née des trente glorieuses. Elle a conduit les associations à revoir leurs manières de faire et leurs spécificités originelles pour répondre aux exigences nouvelles de plus en plus éloignées des conditions philosophique, politique et économique dans lesquelles elles étaient apparues.
NOUVELLE LOGIQUE
Insidieusement, elles sont passées d’une logique de collaboration avec l’état à une logique de financement et de montée d’appels à projets. Leur dépendance économique les renvoyant, in fine, à leur autonomie et à leur singularité. « L’action associative se trouve dès lors, aujourd’hui, de plus en plus annexée à une logique de sous-traitance à durée déterminée et orientée par le politique créant, immanquablement, une concurrence entre ASBL », observe Mathieu Vanwelde, ancien analyste à la SAW-B, fédération d’associations et d’entreprises d’économie sociale.
Avec le nouveau Code des Sociétés et des Associations (CSA) entré en vigueur en janvier 2020, les ASBL sont assimilées à des entreprises, entités plus formalisées et mieux contrôlées. La grande nouveauté de cette réforme lève leur interdiction historique de se livrer, à titre principal, à des activités commerciales. Avec le risque réel de les voir progressivement prises au piège de l’injonction imparable au marché et, partant, perdre entièrement la symbolique fondamentale de leur identité depuis le début de l’état belge.
« Les associations constituent des espaces irremplaçables de médiation entre citoyennes et citoyens. »
Dans un récent ouvrage coordonné par la FESEFA (Fédération des Employeurs des Secteurs de l’Éducation permanente et de la Formation des Adultes), Geoffroy Carly, son vice-président, soulignait que « les associations constituent des espaces irremplaçables de médiation entre citoyennes et citoyens et les politiques publiques. Elles doivent, dans une perspective démocratique, conserver leur capacité d’organiser des espaces-temps pour se saisir des nouvelles questions sociales, économiques, culturelles, politiques… » Selon lui, « les autorités publiques devraient avoir l’intelligence et l’humilité de laisser le champ libre à leurs compétences avérées. Elles devraient avoir la sagesse et la confiance de simplement et rigoureusement s’assurer que les institutions agissent, réfléchissent, se remettent en question, inventent et mobilisent les moyens pour le faire sans atteindre des résultats directement quantifiables et prévus à l’avance. »
FAIRE ÉVOLUER LE CODE
Depuis ces vingt dernières années, le secteur associatif s’est profondément professionnalisé avec une tendance à mettre en tension professionnalisme et militantisme. Or, l’obligation, d’ici 2024, de considérer les associations comme « des entreprises comme les autres » anéantit complètement l’esprit de la loi de 1921 « qui avait comme enjeu de distinguer les associations du champ de l’économie marchande en reconnaissant la capacité de s’associer librement », rappelle Geoffroy Carly. Un travail en profondeur pour faire évoluer le CSA s’impose donc.
« Ce chantier, propose l’analyste, devrait faire en sorte de renforcer le fait associatif dans son identité et ses capacités d’action, de le protéger des attaques du monde marchand, d’intégrer les principes de la Charte associative et d’en profiter aussi pour mieux cerner les frontières du champ associatif en donnant une place légitime tout autant aux petites organisations à but non lucratif qu’aux structures à vocation d’utilité publique menant des combats pour renforcer la démocratie et le respect des droits de l’homme dans notre société. »
Michel LEGROS
INVERSER LA TENDANCE ?
« La tendance de fond est bien là depuis plusieurs années. Elle traduit un changement de la conception de la vie associative dans notre pays », estime Jean Blairon, docteur en sociologie et expert associé à RTA (Réalisation, Téléformation et Animation). Aux côtés d’une dizaine de contributeurs, il est l’un des coauteurs d’Autonomie associative menacée. Les défis et ambitions pour garantir nos libertés. Retardé à cause de la pandémie, cet ouvrage édité par la FESEFA voulait contribuer au centenaire de la loi de 1921 sur les ASBL en en dressant un bilan à travers les points de vue d’acteurs de divers horizons.
« Le nouveau Code des Sociétés et des Associations entre en résonnance et s’inscrit dans cette évolution qui est plus large. Économiquement, on entend que l’associatif est considéré comme un secteur coûteux et sous perfusion. Même le Ministre-Président de la Communauté française a un jour déclaré que ‘l’associatif, ce n’était pas du vrai argent’. Au lieu de considérer son rôle d’acteur économique et de le voir comme un secteur qui se développe et crée de l’emploi. » Souvent, on entend dire que les associations jouent un rôle critique décrié par les responsables politiques. « On ne vous subsidie pas pour nous contester, clament-ils, au lieu de considérer leur rôle d’alerte sur les questions sociales émergentes et d’accepter leur dimension critique, remarque le sociologue. Le monde politique devrait être réglo et observer que le travail des associations est basé sur l’écoute de terrain et le plus souvent organisé sur le modèle démocratique. »
Enfin, au plan social, la marchandisation et le souci de rentabilité affectent le secteur associatif ou non marchand. « Les nouveaux principes qui font sens sont ceux du capitalisme. Il suffit de voir le poids que prennent les sociétés de consultance dans divers secteurs : social, culturel… Elles ont pris le pouvoir. Même le Forem a confié sa réforme à une société multinationale ! Comment accepter que tant les associations que les services publics soient guidés par des principes qui leur sont extérieurs ? »
L’opposition à la logique dominante n’est ni aisée ni gagnée, comme en témoignent les contributeurs issus de différents secteurs. « L’ouvrage ne tient pas son intérêt dans des révélations nouvelles, mais dans cet espace de convergence, constate Jean Blairon. Rien n’est perdu pour l’associatif, mais la question sera aussi de voir si l’on se mobilisera sur des enjeux particuliers (l’emploi, par exemple) ou sur des questions plus génériques comme l’avenir du secteur non-profit. » à cet égard, la Charte associative, définie à la demande notamment des secteurs Jeunesse et Éducation permanente, a été quasi oubliée. « Le respect des principes intéressants qu’elle proposait se fait attendre. Cela traîne depuis 2009 pour enfin traduire ceux-ci en textes de loi ! »
La tendance décriée concerne aussi la manière dont les pouvoirs publics considèrent les associations. Le recours systématique aux appels à projets redéfinit les relations de complément ou de délégation entre les deux pôles. « La logique s’inverse. Les pouvoirs publics définissent les besoins de leur côté, c’est-à-dire d’en haut. On a laissé croire que l’associatif travaillait à la reproduction ou ne faisait que se répéter. Comme s’il ne décelait plus les émergences. » (St.G.)
FESEFA, Autonomie associative menacée : Des défis et des ambitions pour garantir nos libertés, Bruxelles, Couleur livres, 2021. Prix : 19€. Via L’appel – 5% : 18,09€.