Le narcissisme triomphant
Le narcissisme triomphant
Dans la société de l’image, le narcissisme a de beaux jours devant lui. Pourtant nécessaire à la construction identitaire, il est poussé à l’excès par le poids de l’apparence et le besoin constant de retours. Les parents jouent un rôle majeur.
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« Ah, tu me rappelles quand moi, je… » L’exemple parlera à tout le monde, car chacun connait quelqu’un qui peut rapidement balayer une conversation pour la ramener sur lui. Sophie Mathot, psychologue et psychothérapeute de couple dans le Brabant wallon, résume les traits caractéristiques d’une personne narcissique : « C’est quelqu’un qui a besoin de toujours se mettre en avant, de parler de soi, mais surtout qui n’écoute pas l’autre. » Anaïs Roux, psychologue intéressée par les neurosciences, complète : « Le narcissisme se manifeste par de l’égocentrisme, la conviction de sa grandeur et de la petitesse des autres, des traits antisociaux, paranoïaques ». Ella a créé le podcast Neurosapiens, dont l’objectif est de participer à la vulgarisation des neurosciences. Selon elle, « les études sur le cerveau ont montré chez les personnes narcissiques une suractivité de la zone liée aux pensées autocentrées, et une épaisseur réduite de l’insula, partie du cerveau responsable des émotions, affaiblissant l’empathie ».
UN LARGE SPECTRE
Pour Sophie Mathot, le spectre du narcissisme est aussi large que celui de l’autisme. À un extrême, une absence de narcissisme n’est pas saine. Car il existe un narcissisme sain. « Le bon narcissisme, lié à l’estime, précise-t-elle, est celui qui est nécessaire au bon développement et à la construction de l’identité. C’est lui qui permet à l’enfant de se tenir debout, de s’affirmer, de se défendre… C’est dans le regard des parents que l’enfant va trouver ce narcissisme pour grandir. Si un enfant est dévalué par ses parents, s’il est brimé, évidemment il va être blessé et ne pourra pas se construire. » Le mauvais narcissisme aurait toutefois la même origine : « Il survient souvent aussi à travers le regard du parent qui va survaloriser l’enfant. L’enfant va acquérir cette survalorisation et se prendre pour un petit dieu, pour le centre du monde. C’est l’enfant-roi. »
À l’autre extrême du spectre, on trouve le narcissisme pathologique, plus connu sous l’appellation de narcissisme pervers. La psychologue souhaite relativiser son importance : « Il m’arrive régulièrement de recevoir des personnes qui sont en colère, qui ne sont plus en accord avec leur partenaire. Tout de suite, elles le taxent de pervers narcissique. Dans la plupart des cas, ce n’est pas le cas. J’essaye alors de leur expliquer qu’elles se trompent, que leur partenaire est effectivement égocentré, égoïste, simplement narcissique, mais pas forcément pervers narcissique. Il y a, dans la population, un surdiagnostic du pervers narcissique. »
L’IMAGE ET L’APPARENCE
Souvent pointés du doigt, les réseaux sociaux ont leur part de responsabilité. « Le jeune, qui n’est pas correctement stabilisé, a constamment besoin d’un retour de l’extérieur, explique Sophie Mathot. On le voit avec tout ce qui touche aux réseaux sociaux, à l’image et à l’apparence. Ces jeunes filles qui se mettent dans toutes les positions, qui s’habillent de telle ou telle façon, qui deviennent influenceuses… Si elles n’ont plus de retour, elles sombrent dans un grand vide, car elles sont mal assurées. » À en croire les récents reportages qui alertent sur la proportion grandissante de ceux qui pratiquent trop jeunes la musculation, et avec excès, causant des problèmes de croissance, l’image de la toute-puissance concerne également les jeunes garçons. « Mais, derrière l’image, derrière les apparences, il y a souvent le vide », déplore la psychothérapeute.
Au-delà du narcissisme des jeunes, elle questionne la responsabilité des parents, eux-mêmes souvent touchés par ce phénomène. « Quand le parent est lui-même un adulte mal-assuré, il va investir son enfant comme un prolongement narcissique de lui-même. Cet enfant, qu’il a adulé, admiré, risque inéluctablement de le décevoir. » Elle incrimine un phénomène récent appelé le sharenting. Ce mot-valise issu de la contraction des termes anglais To share (partager) et parenting (parentalité) désigne la publication par les parents de photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux. Les chiffres interpellent. Selon Nominet, société britannique de cybersécurité, « les parents auront posté en moyenne mille trois cents photos et vidéos de leurs enfants avant qu’ils n’atteignent l’âge de 13 ans ». Or, aujourd’hui, 50% des images présentes sur les forums pédopornographiques proviendraient du sharenting. L’ASBL Couples & Familles s’est interrogée sur ce qui motivait les parents à participer à cette pratique. « Nous nous sentirions moins seuls en partageant notre vie intime, nous vivrions à travers nos enfants, gratifiés par les commentaires sur nos publications, ce qui témoignerait d’une forme de narcissisme », explique une de ses analyses de juillet 2023.
NARCISSISME PATHOLOGIQUE
« D’un point de vue sociologique, on voit que la société a énormément évolué depuis les années cinquante, observe Sophie Mathot. À cette époque, les psychologues rencontraient beaucoup de difficultés liées à la névrose, à un dilemme entre une envie et une culpabilité. Puis, dans les années septante, on assiste à une révolution. D’une société de la névrose, on va passer à une société du narcissisme. » Françoise Dolto bouscule la psychologie traditionnelle avec le postulat que le bébé est une personne, qu’il faut le respecter, être attentif à son développement psychologique, affectif et sexuel. « Le bébé a pris davantage de sécurité, de confiance. Cela a développé des jeunes, qui sont maintenant devenus des adultes, beaucoup plus narcissiques. Dans la pratique des psychologues, on voit des personnes qui viennent avec des souffrances de narcissisme blessé : untel leur a fait un affront, et ils ne prennent pas sur eux. Ces blessures de l’égo débouchent sur de la colère, de la révolte… »
Pour le sociologue américain Christopher Lasch, il s’agit d’un phénomène de société. Le narcissisme pathologique, aussi appelé narcissisme grandiose ou malin, est encouragé dans la société néolibérale qui valorise l’individualisme, la surestime de soi pour être le meilleur, performant et rentable à court terme. Christine Calonne est psychologue spécialisée dans l’aide aux victimes de pervers narcissiques. Dans son livre Le narcissisme, créateur ou destructeur ? elle écrit : « La société néolibérale facilite des comportements de prédation et d’exploitation d’autrui perçu comme une marchandise, un numéro. Elle met en évidence le paraître et le prestige, plutôt que l’importance de l’être, de l’intériorité. C’est une société du spectacle et de l’image. » À ses yeux, la société néolibérale privilégie les individus très sûrs d’eux, à l’égo surdimensionné comme dirigeants.
EGO SURDIMENSIONNÉ
Dans son podcast Neurosapiens, Anaïs Roux remarque de son côté que « chez tous les hommes politiques haut placés, on retrouve un manque d’empathie systématique, et parfois pathologique ». Pour expliquer ce constat, elle expose les théories de plusieurs scientifiques américains : « Le pouvoir vient détruire les neurones miroir qui permettent de se mettre à la place de l’autre. Pour un homme politique, il est difficile d’être empathique avec tout le monde. Dans les lois érigées, il faut faire des choix et diriger son empathie vers certaines personnes et la faire taire envers d’autres. Pour Boris Cyrulnik, neuropsychiatre très populaire, avoir une personnalité narcissique aiderait grandement à conquérir du pouvoir, notamment parce que cette faille d’empathie est naturellement présente chez eux. » Christine Calonne propose plutôt de mettre en valeur davantage « l’importance du lien avec soi et avec les autres, du féminin en soi, avec ses caractéristiques de vulnérabilité, de sensibilité, d’accueil, d’intériorité, d’empathie et de compassion ». Il s’agirait là des traits d’un autre narcissisme, un narcissisme créateur.
François HARDY