Le sexe ou la guerre
Le sexe ou la guerre
En s’inspirant de la comédie d’Aristophane, Thierry Debroux revisite, au Théâtre royal du Parc, le personnage de Lysistrata. Une femme prête à tout pour ramener la paix à Athènes, quitte à prôner la grève du sexe.
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Aujourd’hui, comme il y a vingt-quatre siècles à Athènes, des femmes se lèvent pour prendre leur destin en main, ramener la paix et revendiquer une place dans la société. Dans la Grèce antique, déjà, les hommes regardent les femmes comme de petites choses fragiles et décoratives, qui doivent d’abord s’occuper des autres, de leur mari, de leurs enfants et de leur ménage. Pourtant, l’une d’entre elles, Lysistrata, se révolte contre ce destin et propose à ses concitoyennes athéniennes de faire la grève du sexe pour obliger leur époux à baisser les armes et à rentrer à la maison. Depuis plus de deux décennies, en effet, la guerre oppose Athènes à Sparte et décime les familles.
Ce n’est pas une mince affaire, pour Lysistrata, de convaincre ses compatriotes, car il arrive que la pire ennemie de la femme soit la femme elle-même, qui répète les discours patriarcaux avec lesquels on lui a gavé le cerveau. Mais elle parvient à en rallier suffisamment, et pas seulement dans son propre camp, pour espérer gagner la paix.
Partager le pouvoir
Thierry Debroux était à la recherche d’un spectacle qui puisse offrir de nombreux grands rôles à de jeunes comédiennes. Et puis, les images des femmes iraniennes qui enlèvent leurs voiles, qui chantent, qui résistent, l’ont bouleversé. Il devenait alors urgent de monter un grand texte abordant le sujet de la résistance des femmes. Lysistrata, pièce du dramaturge grec Aristophane écrite en 411 av. J.-C., était tout indiquée. En s’inspirant de l’intrigue antique, le directeur du Théâtre royal du Parc signe une nouvelle version d’une modernité et d’une pertinence extraordinaires.
Chez Aristophane, après avoir gagné leur combat, les femmes retrouvent leur place dans la société, au service des hommes et de leurs désirs. Thierry Debroux, qui met aussi la pièce en scène, va plus loin : les femmes ne s’arrêteront pas avec la paix revenue. Il faut dire que celles de Sparte, avec lesquelles elles s’allient, leur ont montré un autre modèle de société. Là, les filles sont élevées comme des garçons, elles sont éduquées et dirigent la cité quand les hommes sont à la guerre. Les Athéniennes ne sont donc pas opposées à l’idée de partager le pouvoir avec les hommes. Des siècles plus tard, en 2002, Leymah Gbowee, qui deviendra lauréate du prix Nobel de la Paix, lance avec succès une grève du sexe pour obliger le président du Liberia, Charles Taylor, à associer les femmes aux négociations de paix.
Subversif, le théâtre ?
Thierry Debroux revisite également le mythe de la Caverne de Platon, dans un dialogue à la manière de Socrate. Dans sa version, ce sont les femmes qui sont enchaînées au fond de la caverne : « Voilà pourtant ce que nous sommes, nous autres les femmes, forcées de rester toute notre vie, la tête droite, à contempler des ombres que l’on veut nous faire passer pour la réalité ! » Libérées de la frivolité dans laquelle les hommes les ont cantonnées, elles se mettent à penser. Et rien n’est plus dangereux pour eux qu’une femme qui pense. « Les régimes totalitaires n’aiment pas les philosophes ni la culture, et encore moins l’éducation qui apprend à ne pas penser comme tout le monde », explique le metteur en scène. Il rappelle le mot de Napoléon Bonaparte, qui prétendait que la plus grande erreur de Louis XIV avait été d’avoir autorisé Molière. De tout temps, le théâtre a eu un pouvoir subversif, il remet en cause l’ordre social. Même si, parfois, le théâtre de divertissement peut être une arme pour empêcher de penser, comme une propagande utilisée par le pouvoir en place.
Il discute beaucoup avec les neuf comédiennes de sa troupe et retravaille son texte afin qu’il soit le plus ajusté possible aux revendications féministes d’aujourd’hui. « C’est aussi la puissance du théâtre de lui permettre d’évoluer, en le faisant passer par l’épreuve du plateau et de la pensée de tous ceux qui participent au projet, explique-t-il. Il faut être bien sûr que ce que nous avons envie de raconter soit bien compris. Aristophane était un homme, moi aussi, je dois donc être très attentif aux retours que me donnent les comédiennes. » Il ne s’agit pas de défendre un féminisme radical qui opposerait les femmes aux hommes, mais de proposer un modèle de société où un juste équilibre serait trouvé dans la répartition du pouvoir. À l’inverse de la comédie d’Aristophane, celle-ci revendique un partage intelligent de ce pouvoir. Il s’agit de faire de la rencontre des énergies masculines et féminines, une puissance, et d’éviter une confrontation qui aboutirait à la destruction ou à l’asservissement d’une des deux parties, hommes ou femmes.
Femmes, femmes, femmes…
Si l’histoire se déroule il y a plus de vingt siècles, le texte et le propos sont d’aujourd’hui, et c’est vrai aussi pour les costumes et le décor. Sans être une reconstitution historique poussiéreuse, ils font voyager le spectateur dans le temps, au cœur d’une Grèce antique revisitée. Le vidéaste Allan Beurms a réalisé un remarquable travail qui permet de passer très rapidement d’un lieu à un autre, d’emporter les personnages de la forêt au sommet de l’Acropole, en passant par la lune elle-même, où séjourne la déesse Hécate. L’espace de la scène, très beau et épuré, autorise en effet, grâce aux technologies contemporaines, de nombreux changements de décors. Il faut également saluer le travail de Camélia Clair et Daphné D’Heur qui ont pu évoquer les tonalités musicales de l’époque dans des compositions actuelles qui allient fidélité et modernité.
Au sein de la distribution quasi exclusivement féminine de ce spectacle, on retrouve deux comédiennes bien connues du public, Béatrix Ferauge et Anouchka Vingtier, entourées de six autres fraîchement sorties des écoles professionnelles et qui trouveront là l’occasion de se faire un nom : Margaux Frichet, Océa Gonel, Charlotte De Halleux, Noémie Maton, Tiphanie Lefrançois et Emma Seine. Guy Pion, quant à lui, incarne merveilleusement un magistrat qui défend le patriarcat avec une mauvaise foi évidente. Si c’est le genre de personnage qu’on adore détester, l’auteur n’a pas voulu en faire un salaud. Il est en réalité un homme comme beaucoup d’autres, enfermé dans ses idées anciennes et qui tente d’éviter à tout prix le chaos et la décadence de la cité que représenterait, à ses yeux, un partage du pouvoir avec les femmes. Un homme de son époque, ou du XXIe siècle peut-être…
Jean BAUWIN
Lysistrata, de Thierry Debroux, d’après Aristophane, du 08/08 au 14/10, au Théâtre royal du Parc, rue de la Loi 3, Bruxelles. ☎02.505.30.30, www.theatreduparc.be