Marc Luyckx Ghisi : « On est passé à côté de 50% du message de Jésus »
Marc Luyckx Ghisi : « On est passé à côté de 50% du message de Jésus »
Philosophe et théologien, Marc Luyckx Ghisi a été prêtre catholique et membre de la Cellule de Prospective de la Commission européenne créée par Jacques Delors. À plus de 80 ans, il continue à penser et à écrire en vue d’un monde en mutation, confiant dans les acteurs du changement qu’il nomme « réenchanteurs ».
Publié le
· Mis à jour le

— Avec un grand-père ingénieur du groupe Empain, qui a réalisé le métro et des hôtels du Caire, et un père professeur de physique à l’université de Louvain, c’est pourtant au Séminaire de Malines que vous êtes entré…
— Oui, mais à 21 ans, après avoir fait une année spéciale en maths chez les jésuites et des candidatures en ingénieur, comme l’avait voulu mon père. J’y suis entré en 1963 et j’ai d’abord obtenu un baccalauréat en philosophie en une année à Louvain, en logeant au Séminaire Léon XIII. J’ai ensuite été envoyé au Grand Séminaire de Malines pendant quatre ans en soutane – quelle autre époque ! -, où j’ai acquis un diplôme interne de théologie. Ordonné prêtre en 1967 et envoyé à Rome, j’ai terminé en 1972 un doctorat en théologie orientale, en étudiant le grec et le russe lors de cours donnés en italien ! À Rome, j’avais comme condisciples au Collège belge Jozef De Kesel, Pierre Warin et Jean-Claude Brau, qui deviendront respectivement archevêque de Malines-Bruxelles et cardinal, évêque de Namur et directeur du Centre de formation Cardijn (CEFOC). De retour en Belgique, j’ai été successivement vicaire à Braine-l’Alleud puis à Waterloo, en fréquentant notamment Pax Christi Wallonie-Bruxelles, branche du mouvement catholique international pour la Paix. J’ai aussi été approché pour devenir évêque. Mais, en 1979, après avoir été prêtre durant douze ans, je me suis marié et retrouvé un temps au chômage. À présent, je suis divorcé et père de trois enfants engagés dans les mondes de la santé et de la culture à Bruxelles et en Brabant wallon.
« C’est d’un chemin spirituel que le monde a besoin dans et au-delà des religions : on peut être athée et plus spirituel qu’un chrétien, voire qu’un évêque. »
— Que retenez-vous de votre passage, durant plus de dix ans, dans la Cellule de Prospective créée à la Commission européenne par Jacques Delors, socialiste passé par la Jeunesse ouvrière chrétienne ?
— Cela a été enthousiasmant de travailler pour cet homme au mauvais caractère, mais profondément intègre et visionnaire. À son cabinet, il demandait de s’occuper des « vagues de la mer »et, à la Cellule de Prospective, de détecter les « signaux faibles » dont on ne se rend pas compte, alors qu’ils sont profonds. En effet, la prospective est l’art de détecter les signaux faibles de ce qui est en train de se passer en profondeur. Pour moi, Jacques Delors a été une exception. Ses successeurs, dont les membres de l’actuelle Commission européenne, n’ont pas été à sa hauteur. On peut parler de virage à 180° sur le plan de l’honnêteté intellectuelle pour ce qui est de la vision de l’Europe. Ainsi, c’est lui qui, en 1992, a demandé une étude sur ce que serait l’économie européenne en 2040. Sur base de consultations d’économistes du monde entier, cette étude a montré que l’on passerait de la société industrielle à celle de la connaissance, qui serait immatérielle. De sorte qu’il fallait prévoir de changer l’éducation, la formation et le modèle de développement. Mais ce livre blanc n’a pas été accepté par les chefs d’États européens qui craignaient de voir les populations rejeter les changements annoncés, avec toutes les conséquences électorales prévisibles.
— Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?
— J’en ai retenu que les changements viennent de minorités et de la base. Notamment aux forums sur l’état du monde tenus à San Francisco dans les années 90, la Maison-Blanche et au sein de l’ex-Cellule de Prospective, j’ai constaté que, parmi les responsables politiques, comme chez leurs conseillers, seulement 30% d’entre eux prônent les changements. Et cela est tout aussi vrai pour les religions et l’Église catholique. De mon expérience à la Commission européenne, qui comprend également le rapport sur les religions et la technologie fait pour Ricardo Petrella, je considère personnellement que c’est un tort d’avoir créé l’euro comme monnaie fiduciaire et qu’il aurait mieux valu penser à une monnaie basée sur l’or. À présent, je pense qu’on pourrait bien assister à l’écroulement de cette monnaie et de tout son système basé sur les dettes, avec le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les banques en général. Cela pourrait survenir très prochainement, sous la pression des pays émergents.
— Quelles ont été les étapes suivantes de vos vies ?
— C’est à Zagreb, en Croatie, que j’ai été doyen et vice-président de la Cotrugli Business School aux côtés d’Américains. Mais j’ai constaté que, dans cette haute école, comme dans celles du même type, on ne pensait qu’au passé et au présent, pas à l’avenir. Je n’ai donc pas prolongé cette expérience. J’ai ensuite fait partie, durant huit ans, des conseillers internationaux de l’ambitieux projet d’Auroville en Inde du Sud, dans le Tamil Nadu, près de Pondichéry. Il s’agissait de construire une ville pour préfigurer un changement de civilisation mondiale en établissant une société fraternelle, juste et spirituelle. Ses fondateurs, le philosophe indien Sri Ausobindo et la Turco-Française Mirra Alfassa, étaient de grands spirituels. 80% des “Aurovilliens” font une heure de méditation par jour. Fort bien ! Mais il manque la gouvernance ouverte sur le changement. Si bien qu’à la mort de la fondatrice, des divisions ont apparu parmi les membres, et la ville ne s’est pas développée comme prévu. J’en ai donc retenu que la plus grande difficulté des expériences spirituelles, Auroville ou d’autres, est celle de la gouvernance.
— Avez-vous été marqué par d’autres personnalités ?
— Par exemple par Luc Petit-Barreau, de Jodoigne, un coach athée, mais très spirituel, qui m’a fait basculer du cerveau gauche au cerveau droit en me posant des questions. Car, dans la vie, on a parfois besoin de gens qui vous donnent un coup de pied ou qui provoquent en vous un basculement. Comme théologien catholique, j’étais dans la spiritualité, même si celle proposée aux séminaristes était fausse. Il m’a donc fallu septante ans pour découvrir qu’elle n’est pas limitée au mental, que la transformation spirituelle la plus profonde est liée au corps. C’est ce que voulait dire, avec le récit de la transfiguration, ce grand spirituel que fut Jésus. Lui qui ne voulait pas créer de religion, et dont on est passé à côté des 50% du message fondamental.
Je ne suis ni contre l’Église, ni contre les religions, ni contre ceux et celles qui y trouvent leur chemin spirituel. Je me situe désormais au-delà des religions. D’où mon livre Le Chemin de l’être – Au-delà des religions, paru en 2019 et revu en 2023. J’ai été inspiré par Jésus, mais aussi par d’autres maîtres spirituels. Parmi eux : Socrate et Platon, le théologien musulman Rûmi du XIIe siècle qui a découvert le chemin de l’Être par l’amour, Huxley et Bergson, ou le poète visionnaire Teilhard de Chardin. Et aussi les fondateurs d’Auroville et des femmes, telle Hadewijch d’Anvers. C’est d’un chemin spirituel que le monde a besoin dans et au-delà des religions : on peut être athée et plus spirituel qu’un chrétien, voire qu’un évêque.
« Je reste optimiste et je pense que, quand on arrivera à trois milliards de réenchanteurs, le basculement vers un nouveau monde aura déjà eu lieu. »
— Est-ce votre cheminement qui vous a amené à devenir conférencier et, depuis 2001, auteur de livres où il est question de réenchantement et de changement du monde ?
— Dans mon premier livre écrit en français, il est question de la société réenchantée au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme. Et avec Aurélie Piet, une économiste française atypique, nous avons écrit 2 milliards de réenchanteurs : le manifeste des acteurs du changement.
— N’est-il pas étonnant d’y lire que « le capitalisme, quoi qu’on en dise, nous a offert un monde plus riche, plus productif, plus pacifié » ?
—Non, car je partage l’analyse faite par ma coauteure bordelaise qui note, à propos du capitalisme, que tout n’est pas noir ou blanc. Qu’il a permis l’éclosion d’une classe moyenne en Inde et en Chine. Mais qu’il doit être transformé. Néanmoins, tout comme l’approche patriarcale et la rationalité moderne, le capitalisme n’est pas capable de formuler, en ce début du XXIe siècle, une réponse satisfaisante au problème de la survie et aux enjeux démographiques et sociaux, ainsi qu’à ceux de l’environnement. Si je suis d’accord à ce sujet avec Aurélie Piet, c’est parce qu’elle ne fait pas partie de la très grande majorité des économistes occidentaux qui sont matérialistes, y compris au sein des universités, belges comprises. Elle enseigne d’ailleurs en Sciences politiques plutôt que parmi ces économistes dont les orientations inquiètent notamment des jeunes occidentaux. Pour elle, l’homo œconomicus des manuels actuels est égoïste, il ne pense qu’à lui et à sa famille, mais ni à la justice sociale, ni au développement, ni à l’avenir. Avec elle, on peut arriver ainsi à une économie tout à fait différente, ce qui est réellement passionnant.
— Mais n’êtes-vous pas trop optimistes en consacrant votre ouvrage aux deux milliards de réenchanteurs ?
— Non, mais j’avoue avoir mis vingt ans à le réaliser. Dans ce livre, il est indiqué que les acteurs de changement sont variés et non isolés. Ce sont des individus formant des groupes vivant au cœur de notre société, dans les classes moyennes et populaires, ou au sein de catégories sociales que l’on croyait acquises aux valeurs néolibérales et qui s’en détachent aujourd’hui. On les retrouve également dans le mouvement de la jurisprudence de la Terre initié par Thomas Berry, en vue de dépasser la législation centrée sur l’être humain, ou encore chez Thomas d’Ansembourg, qui prône l’intériorité citoyenne comme indispensable à la civilisation de demain. Ces enchanteurs sont dans les villes, comme Vancouver, et dans les entreprises de bien des pays, dont la Belgique. Parmi le milliard des musulmans, à côté de la minorité de fondamentalistes, 80% d’entre eux – dont des universitaires – estiment qu’il faut s’adapter au changement, rejetant le matérialisme des Occidentaux. Et puis il y a des femmes comme Sona Khan, Indienne musulmane devenue ministre des Affaires étrangères en Suède. Elle m’avait expliqué faire partie d’un réseau de vingt millions de femmes de son pays et être engagée dans une réécriture non patriarcale de la charia. Elle était aussi liée à un réseau de Pakistanaises avec lesquelles elle s’entendait bien, malgré les relations tendues entre leurs pays. En fait, nous sommes dans une guerre spirituelle mondiale. D’un côté, il y a les matérialistes, très majoritaires dans les universités occidentales, et les membres, surtout des hommes âgés, du Forum de Davos qui sont prêts à aller jusqu’à changer l’être humain. De l’autre côté, on trouve les deux milliards d’adeptes du changement, dont les femmes. Nous sommes vraiment dans une mutation qui a lieu aujourd’hui, mais dans un grand silence. Face à cette évolution du monde, je me demande évidemment s’il va imploser ou changer, ou les deux à la fois. Mais je reste optimiste et je pense que, quand on arrivera à trois milliards de réenchanteurs, le basculement vers un nouveau monde aura déjà eu lieu. Ce changement ne sera pas seulement économique et monétaire, il sera aussi culturel, avec le passage des religions à la dimension spirituelle et donc au royaume annoncé par Jésus.
Propos recueillis par Jacques BRIARD
Aurélie PIET et Marc LUYCKX GHISI, 2 milliards de réenchanteurs : le manifeste des acteurs du changement, Arles, Actes Sud, 2023. Prix: 12,90€. Avec L’appel : -5% = 12,26€. |
Marc LUYCKX GHISI, Surgissement d’un nouveau monde : valeurs, visions, économie, politique, tout change…, Paris, L’Harmattan, 2013. Prix: 29,50€. Avec L’appel : -5% = 28,03€. |