Piétiner le mal en nous
Piétiner le mal en nous
Pardonner n’est pas absoudre l’injustice ; c’est affirmer que le mal n’a pas le dernier mot.
Publié le
· Mis à jour le

Dans l’iconographie bouddhique japonaise, Tamonten – gardien du Nord et l’un des Quatre Rois célestes – apparait campé sur un démon vaincu : son talon immobilise la créature, mais la lance dans sa main droite reste sous contrôle. Le démon n’est pas empalé. Cette scène subtile dit plus qu’une victoire ; elle exprime une manière de dompter le mal sans l’anéantir, de maintenir l’ombre sous le joug de la lumière, tout en lui laissant la possibilité de se convertir. Il suffit d’observer l’autre main de Tamonten : elle brandit une petite pagode, symbole du trésor spirituel et du savoir illuminant. L’ordre n’est pas assuré par la force brute ; il naît de la connaissance qui discerne, jauge et hiérarchise – bref, rend justice.
LA JUSTICE COMME UNE ÉCOUTE
La justice est aussi l’une des grandes quêtes de l’islam. Le Coran l’érige en pilier de toute foi qui se veut authentique : « Ô vous qui croyez ! Soyez fermes dans l’équité, témoins pour Dieu, fûtce contre vousmêmes. » (4 : 135) L’imagination peut se laisser tenter d’y voir un parallèle avec Tamonten. La foi se tient, tel un gardien, sur les penchants qui pourraient l’emporter vers l’injustice, mais il ne les nie pas ; il les discipline. De même que le démon n’est pas écrasé jusqu’à disparaître, l’instinct n’est pas amputé : il est redirigé, orienté, mis au service d’un ordre supérieur.
Un simple hasard sémantique renforce encore la correspondance : Tamonten signifie en japonais « la divinité qui entend beaucoup », presque un écho au Nom divin AsSamî en arabe, Celui qui entend tout — un des 99 noms de Dieu en islam. Dans les deux traditions, l’ouïe excède la perception ordinaire ; elle devient accueil de la vérité. La justice, avant d’être une sentence, est une écoute qui comprend la complexité du réel.
UNE POSSIBLE RÉDEMPTION
L’image du démon épargné peut rappeler un point sensible du monothéisme : la part d’ombre fait-elle encore partie de l’homme ? L’islam rappelle que l’être humain fut modelé d’argile, matière mêlée, ambiguë. Débarrasser le monde du mal par simple extermination reviendrait à nier cette ambivalence constitutive. Tamonten montre un autre chemin : maintenir le mal sous contrôle, non dans un cercle de haine, mais dans l’attente d’une possible rédemption. L’idée rejoint le verset : « La bonne action et la mauvaise ne sauraient être égales ; repousse [le mal] par ce qu’il y a de meilleur ; alors, celui entre toi et qui existait inimitié deviendra pareil à un ami chaleureux. » (41 : 34)
Ce glissement de l’hostilité vers la fraternité rappelle également la dynamique du pardon qui apparait de la façon la plus manifeste dans le christianisme. Pardonner n’est pas absoudre l’injustice ; c’est affirmer que le mal n’a pas le dernier mot. De même, le pied de Tamonten n’écrase pas pour nier l’existence de l’adversaire ; il le maintient dans une posture provisoire qui laisse une place à la conversion.
UNE ÉTHIQUE RELIGIEUSE PARTAGÉE
Ainsi se dessine une éthique religieuse partagée : contrôler sans détruire, écouter avant de juger, éclairer plutôt que foudroyer. Tamonten, figure d’un bouddhisme tempéré par le respect de la vie, l’islam, tradition où la justice, et le christianisme, religion du pardon par excellence, convergent dans une même leçon : le mal appartient à notre condition, mais la souveraineté lui est interdite. C’est en gardant le pied ferme sur nos démons intérieurs, pagode du savoir à la main et oreille tendue vers la voix du Juste, que nous pouvons espérer transformer l’ombre en lumière et faire advenir, icibas, l’ordre harmonieux que tous cherchent sans toujours le nommer.
Hicham ABDEL GAWAD, Écrivain