Raphaël Enthoven : « La philosophie apprend à nous intéresser au monde »

Raphaël Enthoven : « La philosophie apprend à nous intéresser au monde »

Séduisant quadragénaire, coqueluche des médias français, Raphaël Enthoven s’est longtemps présenté comme étant un prof de philosophie. À l’occasion de son dernier livre, « L’esprit artificiel », où il règle ses comptes avec l’intelligence artificielle, il dit être désormais vraiment devenu philosophe. Une discipline qui occupe tout son être, et toute sa vie.

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Publié le

29 mai 2024

· Mis à jour le

28 février 2025
Portrait serré de Raphael Enthover regardant la caméra et souriant

– Vous avez longtemps parlé de philosophie sur France Culture puis sur Europe 1, où vous dressiez « La morale d’info ». Votre dernier livre, L’esprit artificiel, est un réquisitoire contre l’intelligence artificielle, dont vous pointez les limites, à votre avis, insurmontables. Vous prenez-vous pour un lanceur d’alerte ?

– Honnêtement, mon livre enfonce une porte ouverte, qui consiste à dire qu’une machine ne parviendra jamais à penser. C’est une évidence qui est, pour de très étranges raisons, contre-intuitive. Une évidence dont on ne veut pas. À la fois chez les prophètes de malheur, qui considèrent que l’humanité est foutue et que son remplacement est pour hier. Mais aussi chez les plus enthousiastes, qui voient dans cela un déni de réalité, et la méconnaissance de l’avenir qui nous attend. De ce point de vue, j’ai fait mon travail de prof de philo : j’ai formulé ce qui devrait sauter aux yeux, mais qu’on s’attache à ne pas voir.

« Un robot qui a peur de mourir, on n’en est pas là!»

– Un travail de prof de philo ou de philosophe ?

– Finalement, de philosophe, pour une fois.

– Pour une fois ?

– Parce que, jusqu’ici, je me suis toujours présenté comme prof de philo. Je n’ai jamais assumé le titre de philosophe dans la mesure où, longtemps, j’ai occupé une place de pédagogue public. Et parce que, “prof de philo” est ce que mentionnent mes diplômes. Mais aujourd’hui, je peux être philosophe, dans la mesure où je m’inscris dans le sillage d’une vision du monde, d’une thèse et d’une tradition de pensée. Mon propos n’est plus tant de présenter les choses que de m’engager en approfondissant le sillon du spiritualisme français. En cela, il y a dans ce livre la proposition d’une thèse, et c’est donc peut-être le premier ouvrage de philosophie que j’écris.

– Le prof de philo étale des éléments. Ici, vous allez plus loin.

– Il y a quelques années, j’ai arrêté d’enseigner. En écrivant ce livre, j’ai compris pourquoi. Il est à la fois une célébration du métier de prof de philo, et de son épreuve mère, l’épreuve reine de la dissertation, et un testament de prof.

– Quand vous présentiez vos billets philosophiques sur la radio Europe 1, on n’avait pas l’impression d’écouter un prof de philo, mais déjà quelqu’un qui amenait à réfléchir, sans pour autant fournir des réponses toutes faites.

– En allant sur Europe 1, j’avais déjà rompu avec l’exercice proprement pédagogique qui était celui que j’avais sur France Culture, où je passais d’un classique de la philosophie à un autre. Mon arrivée à Europe 1 a coïncidé avec la confrontation d’une pratique, d’un enseignement, d’une maïeutique, d’une dialectique et de l’actualité. Le propos a donc sensiblement varié. Et il naissait, chez moi, avec la découverte que la République était un objet fragile qu’il fallait défendre. Ce que je n’avais pas du tout imaginé auparavant.

– À la radio, votre chronique s’appelait tout de même « La morale de l’info »…

– Quand on dit “morale”, ce n’est pas dans le sens moralisant, mais dans celui de rechercher quelle est la morale qu’on peut tirer de l’actualité. Je ne voulais pas faire le moralisateur.

– Dans votre dernier livre, on ne retrouve pas de morale exprimée en quelques mots. Mais, malgré tout, n’y a-t-il pas là le même fond que dans vos billets à la radio ?

– Pour « La morale de l’info », je travaillais sur une chose qui était arrivée la veille, un événement apparemment anodin ou faussement important qui agrégeait la tension pour quelques heures. J’essayais d’en tirer quelque chose qui permette de l’éterniser.  Montrer que tel événement anodin contenait en lui-même, ou manipulait en lui-même, des catégories fondamentales. Mon boulot consistait à faire surgir les enjeux qui se trouvaient derrière l’événement.

– Dans ce livre, c’est un petit peu différent ?

– Oui, parce que je pars bien d’une anecdote, celle d’une baston entre moi et l’ordinateur. Mais le livre n’est pas véritablement né de cela. Il trouve ses racines de la lecture de Bergson par le philosophe Vladimir Jankélévitch, consignée dans sa monographie sur Henri Bergson. Cet ouvrage contient tout ce que je mets en œuvre dans mon livre. Il a donc un double acte de naissance : la longue méditation de la pensée de Bergson par Jankélévitch, qui croise accidentellement une machine qui se prend pour un philosophe.

– Vous écrivez que la particularité de la machine est qu’elle ne pense pas. D’autres disent plutôt qu’elle n’a pas de sentiment… 

– C’est la même chose. Qu’est-ce qui nous fait penser ? La forme prise en nous par les pensées, l’abstraction d’une idée, facilite le sentiment que les idées et la matière sont de nature différente. Mais une telle vision des choses omet ce qui nous fait penser ou ce qui nous fait avoir nos idées. Croire que la pensée et le corps sont de nature différente oublie que les idées sont elles-mêmes le produit du corps. Raison pour laquelle ce sont les sentiments qui nous font penser. Le désarroi nous rend philosophes. Tout comme la stupeur d’être là, né par hasard, dans un monde qui s’en fout. Ou la peur de mourir. 

– Ce qui fait que nous pensons ne relève pas de la pensée… 

– Et ne relève pas non plus d’une pure dialectique. La pensée n’est pas un exercice pur de toute corporéité. Le jour où on me mettra en présence d’un robot qui a peur de mourir, comme Al dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace, je changerai d’avis. Mais on n’en est pas là. Quand a eu lieu mon match de rédaction de dissertation contre ChatGPT, les recommandations adressées à la machine avaient le tort incurable de lui demander d’avoir d’emblée les qualités qu’on ne peut acquérir que par la mise en jeu de nos passions, nos désarrois ou nos vertiges, et de leur rencontre avec le cerveau d’un prof de philo. Cela ne pouvait pas marcher.

– À la fin du livre, vous dites que le problème pour l’homme est de vouloir se prendre pour Dieu. On doit nécessairement arriver à parler de Dieu ?

– Dieu est un sujet comme un autre. On peut en parler, mais on vit très bien sans. En tout cas en ce qui me concerne. Mais c’est l’intuition d’Achille dans l’Iliade. Les dieux nous envient parce que nous sommes mortels et que, paradoxalement, cette mortalité donne tout leur prix aux choses que nous aimons. Nous les aimons parce que nous savons qu’elles ne dureront pas. Quelle idée alors de nous prendre pour les dieux ! De Pygmalion à l’IA, en passant par Terminator, Frankenstein ou Pinocchio, on a toujours fait le rêve que nos créations deviennent des créatures : créer une entité consciente d’elle-même. On continue de se représenter cela comme imminent. Alors que c’est à l’autre bout de l’univers. Ma question n’est pas tant de savoir quand on arrivera à créer de la vie avec des bouts de bois ou des puces, que de savoir d’où nous vient le fantasme (ou la trouille) qu’on va y parvenir. On se prend pour l’entité qui produit des êtres autonomes, puis qui lui tourne le dos, la dépossède, conteste son pouvoir. Il n’y a que Dieu pour faire cela. Mais n’est pas Dieu qui veut !

« La philosophie est une affaire de manière avant d’être une affaire de matière. »

– Votre livre permet de porter un regard sur une situation que tout le monde craint. Est-ce le rôle du philosophe ?

– Je ne sais pas ce que c’est que le rôle du philosophe. Mon travail consiste à entendre des préoccupations fondamentales, sous des déclarations anodines. Et, inversement, à éclairer des propos éternels par des éléments ordinaires. Est-ce le rôle du philosophe ? Je suis mal placé pour le dire.

– Les philosophes sont indispensables ?

– La philosophie est indispensable, parce qu’elle nous sort du régime de l’utilité. Elle nous apprend à nous intéresser au monde, séparément de l’intérêt que le monde peut avoir pour nous. Elle nous enseigne à regarder comme une énigme l’univers censément ordonné que nous lèguent les savants. Faire de la philosophie, c’est comprendre que, quand on a expliqué quelque chose, on n’en a pas dit beaucoup. La philosophie sert à plein de choses. Mais la vraie question est plutôt de savoir pourquoi il faudrait qu’elle soit utile. Faire de la philosophie revient plus à questionner cette question-là que tenter d’y répondre.

– N’y a-t-il pas des périodes où on a plus besoin de philosophie que d’autres ?

– Tant qu’on doit mourir, c’est d’actualité. Il n’y a pas de période où on en a plus besoin. Je pourrais vous dire qu’on a changé de monde depuis le 7 octobre dernier, ou depuis la guerre en Ukraine. Et qu’à cet égard, on a peut-être plus ou moins besoin de philosophie. Parce que les deux arguments se tiennent. Mais je ne crois pas à la singularité des époques, au sens où certaines seraient plus propices à la réflexion que d’autres. On fait de la philo, on a fait de la philo, on fera de la philo tant qu’on aura à mourir.

– Peut-on assimiler philo et sens, production de sens ?

– Si donner du sens est donner une direction, j’en suis incapable. En revanche, je peux m’interroger sur le besoin de donner un sens aux choses. Nous vivons avant de savoir pourquoi, et nous mourrons avant de savoir pourquoi nous avons vécu. Je ne vois pas pourquoi il serait nécessaire de répondre à cette question pour continuer de vivre. Par contre, si donner du sens est s’étonner de ce qui est ordinaire, et voir comment ce qui paraît familier est en réalité passionnant, alors là, oui. Mais est-ce que c’est cela, donner du sens ? Je ne suis pas l’auteur des choses merveilleuses que j’ai à dire, mais j’ai des choses merveilleuses à dire. Je veux en donner le goût. Sans autre ambition.

– Donner le goût, un réflexe de prof ?

– Oui. Voilà pourquoi un prof de philo est irremplaçable. Il n’est pas simplement quelqu’un qui apprend à raisonner. Il en donne le désir. Et cela, aucune machine n’y parvient. L’erreur est de croire que le prof de philo transmet un contenu avant une méthode. Il transmet une méthode avant un contenu. De la même manière qu’un mauvais élève est quelqu’un qui, face à un sujet, se demande ce qu’il sait de la notion. Alors qu’un bon élève fera abstraction de ce qu’il sait, le temps d’examiner le sujet pour en manifester les problèmes. La philosophie est une affaire de manière avant d’être une affaire de matière. Des enfants aux adultes et aux aînés, en passant par toutes les classes, toutes les sections, je ne connais personne qui se soit mis à la philosophie sans en retirer un immense bénéfice. 

– La philo est-elle menacée à l’heure actuelle ?

– L’exercice de la philosophie s’est noyé dans un monde mercantile. Elle s’est toujours inscrite comme un espace de désintéressement dans un monde qui lui-même débordait de calculs d’intérêts sordides. Et ceux qui ont fait de la philosophie se sont eux-mêmes livrés à ces calculs. Mais ils ont trouvé dans l’exercice de la philosophie une forme de rédemption. Il y a toujours eu ce dialogue entre les deux. Je ne crois pas que la philosophie soit plus menacée aujourd’hui qu’hier.

– On vit ou on meurt avec les questions qu’on porte ?

– On vit avec les questions qu’on a portées. Socrate disait que philosopher est apprendre à mourir, exercer la raison consistant à s’entraîner à ne pas être dupe des illusions qui nous venaient du corps. Il fallait se détacher des illusions pour penser convenablement. Cet exercice en lui-même était une façon de se préparer au moment suprême où l’âme se détacherait du corps. Philosopher revient à apprendre à mourir au sens où, quand on réfléchit, on détache l’âme des scories de la corporéité. Je trouve cela magnifique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on trouve un sens à la vie…

-Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

– Rien. Mais je me lève quand même, car je suis un homme de foi. Je ne vois aucun horizon, je n’ai aucun espoir, mais je me lève quand même.

– La foi c’est quoi ?

– Se battre alors qu’il n’y a aucune raison et aucun horizon. La foi, c’est la peste, par exemple. Dans La peste de Camus, tous les combattants, qui sont des hommes ordinaires, mettent les mains dans les bubons tout en sachant que, d’une part, ils jouent leur vie, et, deuxièmement, que la peste reviendra toujours. Ils n’en voient pas le bout et, pourtant, ils se battent. Pour moi, voilà la foi. Le contraire de la croyance, au sens où elle serait cette science exacte qui nous dirait quoi faire pour guérir. Alors que la foi constate qu’aucun conseil ne suffit à nous guérir. Et qu’il faut assumer l’absurdité du monde. La foi, c’est se lever dans un monde qu’on sait absurde. Comme Sisyphe, on continue tant qu’il faut.

– Vous êtes optimiste ou pessimiste ?

– Ni l’un ni l’autre. L’optimisme me paraît sincèrement déraisonnable. Et le pessimisme, une facilité qui permet d’avoir raison à peu de frais. Donc une modalité du dogmatisme. Disons que j’ai une conception tragique des choses, au sens que Clément Rosset donne à cela. C’est-à-dire insoluble. Je ne vois pas de solution.

– On peut être tragique et aimer la vie ?

– Je crois même que c’est une condition. L’intérêt qu’on porte à l’existence est suspect quand il a besoin de la béquille d’une signification. Ou d’un trésor à y trouver. Parce que la dissipation d’un tel trésor, ou d’un tel horizon, aurait pour effet de nous détourner de l’existence. Spinoza explique que les gens qui se conduisent bien parce qu’ils espèrent la carotte ou parce qu’ils redoutent le bâton sont ceux qui se conduiraient mal s’ils n’avaient ni l’un ni l’autre. Tout l’enjeu est de se conduire bien sans carotte ni bâton. Pour moi, voilà la foi.

Raphaël ENTHOVEN, L’esprit artificiel, Paris, L’Observatoire, 2024. Prix: 19€. Via L’appel : – 5% = 18,05€.

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