Le sommeil comme seul concurrent
Le sommeil comme seul concurrent
Bien calés dans leur divan au sein du cocon familial, les Belges ne cessent de consommer les offres des plateformes de vidéos à la demande (VOD). Les usages des familles ont bien changé et la bataille entre celles de streaming fait rage. Home sweet home cinéma…
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Consommation directe en ligne, vidéothèques par Internet (comme Netflix), abonnement “à la pièce” par film vu… la gamme de l’offre des plateformes en ligne est de plus en plus étendue. Sur les écrans individuels du plat pays, Netflix se taille la part du lion avec 34% de parts de marché pour 2021 (selon JustWatch). Viennent ensuite Prime Video (24%) et Disney+ (21%). Les autres opérateurs se partagent les miettes restantes : Apple TV (7%), BEtv (3%). Sans parler des plateformes moins connues : Auvio (RTBF), VRT nu ou Sooner. Ces dernières progressent tout de même, laissant augurer – dans une mesure toute relative – que la domination des géants serait légèrement en recul. Mais il en faudrait beaucoup plus pour freiner l’uniformisation des contenus.
NETFLIX, LA PIONNIÈRE
D’abord spécialisée dans la location et la vente de DVD par voie postale, Netflix voit le jour en 1997 aux States. Dix ans plus tard, la plateforme se lance dans la dématérialisation via le streaming : des milliers de titres sont désormais disponibles à distance, plus besoin du facteur ou de courir au vidéoclub du coin. « C’est un succès immédiat aux États-Unis qui se consolidera aux dépens de la vieille industrie des locations physiques, anéantie par cette nouvelle concurrence : Blockbuster, le plus grand réseau de vidéoclubs du pays, ferme mille de ses succursales en 2011, avec soixante mille licenciements à la clé », raconte Romain Blondeau, ancien journaliste à l’hebdo français Les Inrockuptibles. Progressivement, dès le début des années 2010, le futur géant s’installe en Europe : Pays-Bas, Norvège, Irlande… En septembre 2014, c’est le tour de la France.
Lorsque le patron de Netflix – Reed Hastings – débarque dans l’hexagone, une sorte d’entente cordiale s’opère entre lui et le tout frais ministre de l’Économie et du Numérique, un certain Emmanuel Macron. « L’apparition quasi simultanée de ces deux adeptes de la culture start-up n’est pas un accident du calendrier, mais l’expression d’un nouveau monde qui vient, analyse Romain Blondeau. Ce sont deux libéraux modernistes qui n’aiment rien tant que l’innovation et l’entrepreneuriat ; deux disciples de l’économie numérique et du concept de ‘destruction créatrice’, selon lequel un nouveau secteur d’activités vaudra toujours mieux que l’ancien. Uber plutôt qu’un taxi. »
Mais pour trouver un canal de distribution, le nouvel arrivant ne parvient à convaincre ni Orange ni Free qui craignent pour leurs propres catalogues de VOD ou pour l’encombrement de la bande passante française. C’est finalement Bouygues Telecom qui s’associe avec lui. Ce qui fait dire à Blondeau : « Macron et Hastings ont aussi un ami commun. Il s’appelle Didier Casas, directeur général adjoint de Bouygues Telecom. Trois ans plus tard, Didier Casas suspendra ses activités chez Bouygues pour rejoindre le mouvement En Marche !. »
ÉCONOMIE DE L’ATTENTION
En France, l’évolution est fulgurante : de neuf cent mille abonnés en 2014, leur nombre grimpe à trois millions quatre cent mille trois ans plus tard. Dans cet univers où l’argent à peu d’odeur, Netflix a le nez fin. La plateforme n’oublie pas que ses origines sont dans la Silicon Valley et que l’innovation est génétique. Elle popularise quatre techniques qui vont doper ses ventes. Un : la dé-linéarisation. Terminé le feuilleton du mardi soir ou la série du jeudi après-midi, maintenant c’est quand je veux, si je veux. Deux : la mise en ligne simultanée de plusieurs épisodes (voire d’une saison complète), ce qui encourage leur consommation en enfilade. La norme devient d’en avaler entre deux à six à la suite. Trois : le postplay, ou l’enchaînement automatique des épisodes. Plus besoin de retrouver la télécommande. Et quatre : la diffusion à vitesse modifiée. Si elle facilite le ralenti pour permettre aux mal voyants de mieux lire les sous-titres, elle sait pertinemment que son accélération ravira les plus addicts qui pourront ainsi ingurgiter encore plus de programmes. Ces techniques dopent le binge watching, ou le visionnage sans fin et à toute heure.
« Notre attention est un vaste marché qui se convertit pour son service en gain de popularité, en abonnements et cotation boursière. Nous avons, planquée-là entre les heures de travail et celles consacrées à la famille, une quantité de temps disponible que cherchent à capter le patron de Netflix et ses coreligionnaires de twitter ou de facebook. Reed Hastings avait résumé l’affaire par cette formule : ‘Notre seul concurrent dans cette industrie, c’est le sommeil’ », conclut Romain Blondeau.
DEUXIÈME RECONVERSION
Si le passage des vidéoclubs vers le streaming est la première reconversion de Netflix, Bernard Cools, directeur des études à l’agence médias Space et professeur invité à l’UCLouvain, en voit une deuxième : « Son entrée comme producteur, et plus seulement comme diffuseur, constitue une étape importante. C’est une réussite. Elle est devenue une référence, comme HBO, ou plus anciennement, comme Disney. Cette entreprise est admirable dans sa capacité à se réinventer. Si le binge watching est aujourd’hui courant, elle va en partie revenir au feuilletonnage classique. Elle fait des tests là-dessus. Sa culture d’entreprise est de ne se laisser dépasser par rien. » Comme producteur, le mastodonte américain est vu par certains comme audacieux, incisif, bousculant Hollywood. Pour Bernard Cools, il « n’est pas le plus aventureux, HBO a une plus grande tradition de non-conformisme. La nécessité de devoir produire vient du fait qu’il a donné des idées à beaucoup d’autres et qu’il doit compenser la perte du catalogue Disney ».
Sur le plan idéologique, il est difficile de situer Netflix. « Dans l’ensemble, les entreprises de la Silicon Valley sont plutôt dans une mouvance progressiste, voire libertarienne, estime-t-il. Cet arrière-fond existe sans doute. Mais, fondamentalement, c’est une société qui fonctionne au profit sans trop d’états d’âme, tant que cela maximalise les bénéfices. » La récente controverse autour de la production d’un film d’une Cisjordanienne sur la nakba (guerre israélo-arabe de 1948) a beau provoquer une levée de boucliers en Israël, Netflix en profitera de toutes façons. Et pour redresser ses finances vraiment mal en point, Netflix a déjà entamé sa troisième reconversion outre-Atlantique : l’introduction de la publicité dans douze pays du monde, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, le Japon, mais pas encore la Belgique.
Stephan GRAWEZ
Romain Blondeau, Netflix, l’aliénation en série, Paris, Ed. Seuil-Libelle. 2022. Prix : 4,50 €. Pas de remise. Space space.be/seen