Isabelle Ferreras: « Je ne suis pas une self-made-woman »
Isabelle Ferreras: « Je ne suis pas une self-made-woman »
Petite-fille dâAndrĂ© Oleffe, prĂ©sident du Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien, Isabelle Ferreras porte haut les valeurs de justice sociale quâelle a reçues en hĂ©ritage. NĂ©e en 1975, cette professeure de sociologie du travail Ă lâUCLouvain, chercheuse FNRS et chercheuse senior associĂ©e Ă Harvard, est devenue en 2017 la plus jeune acadĂ©micienne de Belgique. Quatre ans plus tard, câest en tant que prĂ©sidente de la vĂ©nĂ©rable institution quâelle dĂ©cide dâen bouleverser les statuts en faveur dâune totale paritĂ© hommes-femmes.
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â Ă lâĂ©poque de votre entrĂ©e Ă lâAcadĂ©mie royale de Belgique, vous disiez ne pas ĂȘtre lĂ pour un sprint, mais pour un marathon. Devenue prĂ©sidente, vous vous ĂȘtes attelĂ©e Ă la rĂ©forme de ses statuts afin de la dĂ©poussiĂ©rer de son image vieillissante et masculine. Sa composition la desservait-elle dans son rĂŽle de service et de conseil Ă la sociĂ©tĂ© ?
â Penser que, dans une sociĂ©tĂ© comme la Belgique, une institution censĂ©e reprĂ©senter lâexcellence nâĂ©tait composĂ©e quâĂ 20% de femmes, ça ne pouvait que choquer. On allait droit vers un problĂšme de lĂ©gitimitĂ©, Ă©tant donnĂ© ce biais en faveur dâhommes ĂągĂ©s venant dâun milieu homogĂšne. Mais, pour moi, câĂ©tait surtout important de penser quâon perpĂ©tuait des mĂ©canismes de domination des femmes : en devenant prĂ©sidente, jâai constatĂ© avec effarement que leur place Ă©tait en rĂ©gression. Bien sĂ»r, la covid nâa rien arrangĂ© Ă lâavancement de lâĂ©galitĂ©. Mais en laissant de telles disparitĂ©s sâinstaller, on ne crĂ©e pas les conditions pour changer lâordre des choses. La question est structurelle, notamment Ă cause des logiques de cooptation. Il fallait donc une rĂ©forme structurelle.
â Cela a Ă©tĂ© difficile ?
â Au dĂ©but, beaucoup de personnes me trouvaient trĂšs radicale dans mes attentes. Mais jâai bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune sĂ©rie dâallié·es, dont Françoise Tulkens, qui avaient pris la mesure du problĂšme. Nous avons mis en place un double mĂ©canisme qui permettra dâĂ la fois fĂ©miniser et rajeunir lâAcadĂ©mie. Dâune part, lâaugmentation du nombre de fauteuils permettra lâentrĂ©e de huit femmes par an pendant cinq ans. Et, dâautre part, quand deux fauteuils se libĂšreront, lâun dâeux ira automatiquement au genre le moins bien reprĂ©sentĂ©, jusquâĂ ce que la paritĂ© soit atteinte.
â Il Ă©tait important de continuer Ă pouvoir Ă©lire des hommes ?
â Oui, il est hors de question de les pĂ©naliser, dâautant quâaujourdâhui, beaucoup dâhommes sont les alliĂ©s des femmes, en tout cas dans ma gĂ©nĂ©ration. Il aurait Ă©tĂ© injuste quâils soient punis au nom du passĂ©.
â Ce nouveau modĂšle va-t-il faire avancer la paritĂ© dans les autres acadĂ©mies, ou dans les universitĂ©s ?
â Les choses ne changeront pas sans rĂ©formes institutionnelles et statutaires. On le voit en politique, notamment via la mise en place de la tirette sur les listes Ă©lectorales, ou dans les conseils dâadministration des grandes entreprises. Dans les grands groupes sociaux, on fonctionne toujours dans des logiques de cooptation, en choisissant des gens qui nous ressemblent, parce que ça nous rassure. Il faut se donner des rĂšgles communes pour que ce ne soient pas nos petites faiblesses individuelles qui soient aux commandes, mais les principes ambitieux auxquels nos institutions se rĂ©fĂšrent. Il faut que ça avance, câest Ă©vident ; câest compliquĂ©, câest Ă©vident ! Dans le milieu acadĂ©mique, il y a autant de femmes doctorantes que dâhommes, mais, hĂ©las, les conditions pratiques de la carriĂšre marginalisent les femmes, et notre vision de lâexcellence, notre conception du gĂ©nie, sont toujours masculines.
â Votre fĂ©minisme ne sâagite pas comme un fer de lance, mais trame tous vos engagements. Votre dernier ouvrage, Le Manifeste travail, rĂ©unit, autour des questions de la dĂ©mocratisation de lâentreprise, de la dĂ©marchandisation du travail et de la dĂ©pollution de la planĂšte, dix autrices dâenvergure sans que leur genre soit mis en avant. Et il est rĂ©digĂ© en Ă©criture inclusive. Celle-ci va changer le monde ?
â Câest fondamental ! Les aveuglements qui sont les nĂŽtres se transmettent naturellement par le langage. Et tant quâon ne les visibilise pas, ils perdureront. Les hommes, ça ne veut pas dire les hommes et les femmes, ça veut dire les hommes. Pour parler de lâensemble de lâhumanitĂ©, on peut parler des humains. Il faut dire aux filles quâelles ont leur place en tant que telles, et quâelles nâont pas Ă devenir comme un homme pour pouvoir occuper telle ou telle fonction.
â De lâenquĂȘte de terrain Ă lâanalyse socio-politique, votre travail de chercheuse vous a conduit Ă considĂ©rer lâentreprise comme un espace politique Ă dĂ©mocratiser. Votre thĂšse, dĂ©jĂ , portait sur les caissiĂšres, vues comme les nouvelles ouvriĂšres dâun monde de plus en plus automatisĂ©. Trente ans plus tard, cette automatisation a investi le monde des services jusquâĂ celui du soin. Aujourdâhui, des soignant·es en maisons de retraite disposent de neuf minutes pour faire la toilette dâune vieille personne. Par ailleurs, on assiste Ă une uberisation de plus en plus grand du monde du service. On sous-traite, et donc on prĂ©carise. Vous prĂŽnez lâinstallation dâune double chambre de dĂ©cision dans lâentreprise, oĂč les travailleur·euses (les investisseur·euses en travail) seraient Ă pied dâĂ©galitĂ© avec les actionnaires (les investisseur·euses en capital). Mais comment installer ce bicamĂ©risme dans des entreprises qui sous-traitent de plus en plus le travail ?
â Câest une Ă©norme question. Ces tendances sont de plus en plus massives. Est-ce complĂštement fou, voire ridicule, de rĂ©flĂ©chir Ă la dĂ©mocratisation du travail ? Toutes les Ă©tudes dĂ©montrent que les individus veulent peser sur leurs conditions de travail et sur ses finalitĂ©s. Ils ne renoncent jamais Ă avoir un avis sur leur propre vie. Heureusement ! Quâest-ce que la sociĂ©tĂ© va faire de cette attente ? Est-ce quâon laisse les logiques de domination se dĂ©velopper ? Ou bien va-t-on chercher Ă soutenir ce que jâappelle « lâintuition critique de la justice dĂ©mocratique » au travail ? Aujourdâhui, le rapport de force est contraire au dĂ©ploiement de cette intuition critique. Mais, en sâappuyant sur elle, on peut chercher Ă Ă©quiper la sociĂ©tĂ© et ses acteur·trices, de sorte que les travailleur·euses puissent choisir un futur qui corresponde Ă leurs aspirations. Câest une question autant Ă©thique que politique. Personnellement, jâai ce privilĂšge inouĂŻ de ne pas ĂȘtre soumise Ă ces logiques de domination. Et je me sens hyper-responsable de cette chance que jâai de pouvoir penser librement Ă ces enjeux et dâen faire avancer la comprĂ©hension. Il faut rĂ©flĂ©chir Ă lâĂ©quipement institutionnel qui va soutenir cette intuition critique. Câest ce que jâappelle la dĂ©mocratisation de lâentreprise.
â Comment en vient-on Ă sâintĂ©resser au travail, Ă lâentreprise, Ă la gouvernance Ă©conomique et Ă en faire son mĂ©tier ?
â Il y a plusieurs sources Ă cette « vocation » â car je la vis comme ça, comme un engagement au service de la connaissance. Lâune dâelles est ma personnalitĂ© : jâai toujours voulu faire sens du monde, comprendre oĂč je vivais. Il y a sans doute aussi un engagement dâordre familial. Mon grand-pĂšre paternel Ă©tait le seul homme lettrĂ© de son petit village castillan, Ă la fois maire, juge et Ă©crivain public. Il a pris part toute sa vie Ă la vie collective. Ma mĂšre vient dâune famille trĂšs engagĂ©e dans le milieu social-chrĂ©tien. Mon histoire a Ă©tĂ© intimement liĂ©e Ă celle de mon grand-pĂšre, AndrĂ© Oleffe : son cancer a correspondu Ă la grossesse de ma mĂšre et je suis nĂ©e le jour de son enterrement. Câest une personnalitĂ© qui mâa marquĂ©e. Fils dâouvrier typographe imprimeur Ă Court-Saint-Ătienne, douĂ© dans son parcours scolaire, il a bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune bourse pour Ă©tudier Ă Solvay. Mon grand-pĂšre a toujours Ă©tĂ© au carrefour de plusieurs mondes. Câest quelque chose que jâai reçu de lui et que, visiblement, je perpĂ©tue : il a fait une carriĂšre au service du bien public, il est devenu directeur de la Commission bancaire et financiĂšre ; en mĂȘme temps, il Ă©tait engagĂ© dans le Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien (MOC). Il Ă©tait au carrefour du monde du capital et du monde du travail, du monde de la libre pensĂ©e â car en tant quâulbiste, il se dĂ©finissait comme libre penseur â et du monde chrĂ©tien â le MOC, et, Ă la fin de sa vie, le conseil dâadministration de lâUniversitĂ© Catholique de Louvain dont il Ă©tait prĂ©sident. Ces ponts nâĂ©taient pas Ă©vidents Ă lâĂ©poque.
â Votre mĂšre, Jeanne-Marie Ferreras-Oleffe, est toujours conseillĂšre communale Ă Ottignies-Louvain-la-Neuve, et sâest illustrĂ©e rĂ©cemment par son refus de trahir lâaccord de majoritĂ© conclu aprĂšs les derniĂšres Ă©lections. Elle a aussi Ă©tĂ© Ă©chevine des affaires sociales et prĂ©sidente du CPAS. Une maman engagĂ©e, câest un modĂšle ?
â Ma mĂšre est une de mes figures inspirantes. Elle a toujours conçu son passage de la vie sur terre comme une Ă©preuve qui devait servir Ă quelque chose. Elle a Ă©tĂ© la plus jeune conseillĂšre communale Ă Ottignies, Ă©lue dĂšs avant ma naissance, et sâest toujours engagĂ©e pour la citĂ©. La figure de son pĂšre Ă©tait trĂšs importante, mais aussi celle de sa propre mĂšre. Ma grand-mĂšre Ă©tait trĂšs engagĂ©e dans Vie FĂ©minine : fĂ©ministe sans le dire â câest un mot que je nâai jamais entendu prononcer chez elle. Chaque mois, elle allait apporter le journal de Vie FĂ©minine Ă toutes les femmes de la rĂ©gion dâOttignies et de Mont-Saint-Guibert quâelle couvrait bĂ©nĂ©volement. Elle prenait des nouvelles de chacune et tissait ainsi tout un rĂ©seau de solidaritĂ© trĂšs important. Les femmes de ma famille Ă©taient des figures fortes. Mais nâest-ce pas une banalitĂ© de dire cela ? Dans toutes les familles, les femmes sont des figures fortes. Ma mĂšre mâa toujours transmis, sans nĂ©cessairement le dire, quâil fallait faire du mieux quâon pouvait, que si on avait la possibilitĂ© dâĂȘtre utile, il fallait le faire, quâil fallait sâengager⊠au nom de la solidaritĂ© avec les humains.
â Avez-vous reçu une Ă©ducation catholique ? Sur ces trois gĂ©nĂ©rations, voire une quatriĂšme, on sent trĂšs fort la transmission de certaines valeursâŠ
â Des valeurs personnalistes chrĂ©tiennes, clairement. Jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans un milieu de chrĂ©tiens de gauche. Ceux-ci font peut-ĂȘtre partie des plus radicaux : les valeurs priment. On ne fait pas semblant dâĂȘtre progressiste au prix de certains accommodements. Oui, jâai reçu cette Ă©ducation. Mais câest aussi une culture dâun grand respect pour la diffĂ©rence, ce que jâapprĂ©cie. Son socle articule fortement libertĂ© et Ă©galitĂ©. Dans la perspective personnaliste chrĂ©tienne, il y a cette idĂ©e que chaque individu a une valeur infinie aux yeux de Dieu et quâau-delĂ des diffĂ©rences, nous sommes tous Ă©gaux. Chaque individualitĂ© a une valeur inestimable. Câest une synthĂšse trĂšs particuliĂšre entre le libĂ©ralisme et le socialisme. VoilĂ qui dit dâoĂč je viens : avec modestie, je suis le produit dâune histoire et pas une self-made-woman.
â En ce qui vous concerne, cela implique une grande responsabilitĂ©, notamment sociĂ©tale. Mais aussi environnementale. La transition Ă©cologique est Ă©galement une prĂ©occupation majeure pour vousâŠ
â Si on a la chance dâĂȘtre Ă©duquĂ©s comme nous le sommes, informĂ©s comme nous le sommes, en contact avec les milieux scientifiques de toutes disciplines qui alertent sur lâĂ©tat de destruction de la planĂšte, le pĂ©rimĂštre de notre responsabilitĂ© ne peut pas sâarrĂȘter Ă la question de lâĂ©galitĂ© entre humains. Il faut intĂ©grer cette dimension qui est comme la borne dans laquelle nous devons vivre : nous nâavons quâune planĂšte, elle est magnifique et nous sommes en train de la dĂ©truire. En travaillant sur le systĂšme extractif de lâentreprise, je constate que, comme elle Ă©puise les individus, elle Ă©puise la planĂšte. La logique est la mĂȘme. Il faut agir Ă la racine de ce problĂšme et sortir de cet extractivisme.
â Ne faudrait-il pas un quatriĂšme terme Ă la devise LibertĂ©-ĂgalitĂ©-FraternitĂ© (ou solidaritĂ©)? Qui serait âVivantâ ?
â Oui ! Certains diront que la fraternitĂ© inclut solidaritĂ© et peut inclure le vivant. Dâautres pensent quâil nây aura pas de libertĂ© sans le cadre habilitant du respect de notre planĂšte Terre.
â Vous avez deux filles de treize et neuf ans. La relĂšve est assurĂ©e ?
â Elles lisent dĂ©jĂ Les culottĂ©es de PĂ©nĂ©lope Bagieu. Câest bien parti !
Propos recueillis par Dominique COSTERMANS

 
 

