Isabelle Ferreras: « Je ne suis pas une self-made-woman »

Isabelle Ferreras: « Je ne suis pas une self-made-woman »

Petite-fille d’AndrĂ© Oleffe, prĂ©sident du Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien, Isabelle Ferreras porte haut les valeurs de justice sociale qu’elle a reçues en hĂ©ritage. NĂ©e en 1975, cette professeure de sociologie du travail Ă  l’UCLouvain, chercheuse FNRS et chercheuse senior associĂ©e Ă  Harvard, est devenue en 2017 la plus jeune acadĂ©micienne de Belgique. Quatre ans plus tard, c’est en tant que prĂ©sidente de la vĂ©nĂ©rable institution qu’elle dĂ©cide d’en bouleverser les statuts en faveur d’une totale paritĂ© hommes-femmes.

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Publié le

1 septembre 2022

· Mis à jour le

26 août 2025
Isabelle Ferrerras

— À l’époque de votre entrĂ©e Ă  l’AcadĂ©mie royale de Belgique, vous disiez ne pas ĂȘtre lĂ  pour un sprint, mais pour un marathon. Devenue prĂ©sidente, vous vous ĂȘtes attelĂ©e Ă  la rĂ©forme de ses statuts afin de la dĂ©poussiĂ©rer de son image vieillissante et masculine. Sa composition la desservait-elle dans son rĂŽle de service et de conseil Ă  la sociĂ©tĂ© ?

— Penser que, dans une sociĂ©tĂ© comme la Belgique, une institution censĂ©e reprĂ©senter l’excellence n’était composĂ©e qu’à 20% de femmes, ça ne pouvait que choquer. On allait droit vers un problĂšme de lĂ©gitimitĂ©, Ă©tant donnĂ© ce biais en faveur d’hommes ĂągĂ©s venant d’un milieu homogĂšne. Mais, pour moi, c’était surtout important de penser qu’on perpĂ©tuait des mĂ©canismes de domination des femmes : en devenant prĂ©sidente, j’ai constatĂ© avec effarement que leur place Ă©tait en rĂ©gression. Bien sĂ»r, la covid n’a rien arrangĂ© Ă  l’avancement de l’égalitĂ©. Mais en laissant de telles disparitĂ©s s’installer, on ne crĂ©e pas les conditions pour changer l’ordre des choses. La question est structurelle, notamment Ă  cause des logiques de cooptation. Il fallait donc une rĂ©forme structurelle.

— Cela a Ă©tĂ© difficile ? 

— Au dĂ©but, beaucoup de personnes me trouvaient trĂšs radicale dans mes attentes. Mais j’ai bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une sĂ©rie d’allié·es, dont Françoise Tulkens, qui avaient pris la mesure du problĂšme. Nous avons mis en place un double mĂ©canisme qui permettra d’à la fois fĂ©miniser et rajeunir l’AcadĂ©mie. D’une part, l’augmentation du nombre de fauteuils permettra l’entrĂ©e de huit femmes par an pendant cinq ans. Et, d’autre part, quand deux fauteuils se libĂšreront, l’un d’eux ira automatiquement au genre le moins bien reprĂ©sentĂ©, jusqu’à ce que la paritĂ© soit atteinte.

— Il Ă©tait important de continuer Ă  pouvoir Ă©lire des hommes ?

— Oui, il est hors de question de les pĂ©naliser, d’autant qu’aujourd’hui, beaucoup d’hommes sont les alliĂ©s des femmes, en tout cas dans ma gĂ©nĂ©ration. Il aurait Ă©tĂ© injuste qu’ils soient punis au nom du passĂ©. 

— Ce nouveau modĂšle va-t-il faire avancer la paritĂ© dans les autres acadĂ©mies, ou dans les universitĂ©s ? 

— Les choses ne changeront pas sans rĂ©formes institutionnelles et statutaires. On le voit en politique, notamment via la mise en place de la tirette sur les listes Ă©lectorales, ou dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Dans les grands groupes sociaux, on fonctionne toujours dans des logiques de cooptation, en choisissant des gens qui nous ressemblent, parce que ça nous rassure. Il faut se donner des rĂšgles communes pour que ce ne soient pas nos petites faiblesses individuelles qui soient aux commandes, mais les principes ambitieux auxquels nos institutions se rĂ©fĂšrent. Il faut que ça avance, c’est Ă©vident ; c’est compliquĂ©, c’est Ă©vident ! Dans le milieu acadĂ©mique, il y a autant de femmes doctorantes que d’hommes, mais, hĂ©las, les conditions pratiques de la carriĂšre marginalisent les femmes, et notre vision de l’excellence, notre conception du gĂ©nie, sont toujours masculines.

— Votre fĂ©minisme ne s’agite pas comme un fer de lance, mais trame tous vos engagements. Votre dernier ouvrage, Le Manifeste travail, rĂ©unit, autour des questions de la dĂ©mocratisation de l’entreprise, de la dĂ©marchandisation du travail et de la dĂ©pollution de la planĂšte, dix autrices d’envergure sans que leur genre soit mis en avant. Et il est rĂ©digĂ© en Ă©criture inclusive. Celle-ci va changer le monde ?

— C’est fondamental ! Les aveuglements qui sont les nĂŽtres se transmettent naturellement par le langage. Et tant qu’on ne les visibilise pas, ils perdureront. Les hommes, ça ne veut pas dire les hommes et les femmes, ça veut dire les hommes. Pour parler de l’ensemble de l’humanitĂ©, on peut parler des humains. Il faut dire aux filles qu’elles ont leur place en tant que telles, et qu’elles n’ont pas Ă  devenir comme un homme pour pouvoir occuper telle ou telle fonction.

— De l’enquĂȘte de terrain Ă  l’analyse socio-politique, votre travail de chercheuse vous a conduit Ă  considĂ©rer l’entreprise comme un espace politique Ă  dĂ©mocratiser. Votre thĂšse, dĂ©jĂ , portait sur les caissiĂšres, vues comme les nouvelles ouvriĂšres d’un monde de plus en plus automatisĂ©. Trente ans plus tard, cette automatisation a investi le monde des services jusqu’à celui du soin. Aujourd’hui, des soignant·es en maisons de retraite disposent de neuf minutes pour faire la toilette d’une vieille personne. Par ailleurs, on assiste Ă  une uberisation de plus en plus grand du monde du service. On sous-traite, et donc on prĂ©carise. Vous prĂŽnez l’installation d’une double chambre de dĂ©cision dans l’entreprise, oĂč les travailleur·euses (les investisseur·euses en travail) seraient Ă  pied d’égalitĂ© avec les actionnaires (les investisseur·euses en capital). Mais comment installer ce bicamĂ©risme dans des entreprises qui sous-traitent de plus en plus le travail ?

— C’est une Ă©norme question. Ces tendances sont de plus en plus massives. Est-ce complĂštement fou, voire ridicule, de rĂ©flĂ©chir Ă  la dĂ©mocratisation du travail ? Toutes les Ă©tudes dĂ©montrent que les individus veulent peser sur leurs conditions de travail et sur ses finalitĂ©s. Ils ne renoncent jamais Ă  avoir un avis sur leur propre vie. Heureusement ! Qu’est-ce que la sociĂ©tĂ© va faire de cette attente ? Est-ce qu’on laisse les logiques de domination se dĂ©velopper ? Ou bien va-t-on chercher Ă  soutenir ce que j’appelle « l’intuition critique de la justice dĂ©mocratique » au travail ? Aujourd’hui, le rapport de force est contraire au dĂ©ploiement de cette intuition critique. Mais, en s’appuyant sur elle, on peut chercher Ă  Ă©quiper la sociĂ©tĂ© et ses acteur·trices, de sorte que les travailleur·euses puissent choisir un futur qui corresponde Ă  leurs aspirations. C’est une question autant Ă©thique que politique. Personnellement, j’ai ce privilĂšge inouĂŻ de ne pas ĂȘtre soumise Ă  ces logiques de domination. Et je me sens hyper-responsable de cette chance que j’ai de pouvoir penser librement Ă  ces enjeux et d’en faire avancer la comprĂ©hension. Il faut rĂ©flĂ©chir Ă  l’équipement institutionnel qui va soutenir cette intuition critique. C’est ce que j’appelle la dĂ©mocratisation de l’entreprise. 

— Comment en vient-on Ă  s’intĂ©resser au travail, Ă  l’entreprise, Ă  la gouvernance Ă©conomique et Ă  en faire son mĂ©tier ? 

— Il y a plusieurs sources Ă  cette « vocation » – car je la vis comme ça, comme un engagement au service de la connaissance. L’une d’elles est ma personnalitĂ© : j’ai toujours voulu faire sens du monde, comprendre oĂč je vivais. Il y a sans doute aussi un engagement d’ordre familial. Mon grand-pĂšre paternel Ă©tait le seul homme lettrĂ© de son petit village castillan, Ă  la fois maire, juge et Ă©crivain public. Il a pris part toute sa vie Ă  la vie collective. Ma mĂšre vient d’une famille trĂšs engagĂ©e dans le milieu social-chrĂ©tien. Mon histoire a Ă©tĂ© intimement liĂ©e Ă  celle de mon grand-pĂšre, AndrĂ© Oleffe : son cancer a correspondu Ă  la grossesse de ma mĂšre et je suis nĂ©e le jour de son enterrement. C’est une personnalitĂ© qui m’a marquĂ©e. Fils d’ouvrier typographe imprimeur Ă  Court-Saint-Étienne, douĂ© dans son parcours scolaire, il a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une bourse pour Ă©tudier Ă  Solvay. Mon grand-pĂšre a toujours Ă©tĂ© au carrefour de plusieurs mondes. C’est quelque chose que j’ai reçu de lui et que, visiblement, je perpĂ©tue : il a fait une carriĂšre au service du bien public, il est devenu directeur de la Commission bancaire et financiĂšre ; en mĂȘme temps, il Ă©tait engagĂ© dans le Mouvement Ouvrier ChrĂ©tien (MOC). Il Ă©tait au carrefour du monde du capital et du monde du travail, du monde de la libre pensĂ©e – car en tant qu’ulbiste, il se dĂ©finissait comme libre penseur – et du monde chrĂ©tien – le MOC, et, Ă  la fin de sa vie, le conseil d’administration de l’UniversitĂ© Catholique de Louvain dont il Ă©tait prĂ©sident. Ces ponts n’étaient pas Ă©vidents Ă  l’époque.

— Votre mĂšre, Jeanne-Marie Ferreras-Oleffe, est toujours conseillĂšre communale Ă  Ottignies-Louvain-la-Neuve, et s’est illustrĂ©e rĂ©cemment par son refus de trahir l’accord de majoritĂ© conclu aprĂšs les derniĂšres Ă©lections. Elle a aussi Ă©tĂ© Ă©chevine des affaires sociales et prĂ©sidente du CPAS. Une maman engagĂ©e, c’est un modĂšle ?

— Ma mĂšre est une de mes figures inspirantes. Elle a toujours conçu son passage de la vie sur terre comme une Ă©preuve qui devait servir Ă  quelque chose. Elle a Ă©tĂ© la plus jeune conseillĂšre communale Ă  Ottignies, Ă©lue dĂšs avant ma naissance, et s’est toujours engagĂ©e pour la citĂ©. La figure de son pĂšre Ă©tait trĂšs importante, mais aussi celle de sa propre mĂšre. Ma grand-mĂšre Ă©tait trĂšs engagĂ©e dans Vie FĂ©minine : fĂ©ministe sans le dire – c’est un mot que je n’ai jamais entendu prononcer chez elle. Chaque mois, elle allait apporter le journal de Vie FĂ©minine Ă  toutes les femmes de la rĂ©gion d’Ottignies et de Mont-Saint-Guibert qu’elle couvrait bĂ©nĂ©volement. Elle prenait des nouvelles de chacune et tissait ainsi tout un rĂ©seau de solidaritĂ© trĂšs important. Les femmes de ma famille Ă©taient des figures fortes. Mais n’est-ce pas une banalitĂ© de dire cela ? Dans toutes les familles, les femmes sont des figures fortes. Ma mĂšre m’a toujours transmis, sans nĂ©cessairement le dire, qu’il fallait faire du mieux qu’on pouvait, que si on avait la possibilitĂ© d’ĂȘtre utile, il fallait le faire, qu’il fallait s’engager
 au nom de la solidaritĂ© avec les humains.

— Avez-vous reçu une Ă©ducation catholique ? Sur ces trois gĂ©nĂ©rations, voire une quatriĂšme, on sent trĂšs fort la transmission de certaines valeurs


— Des valeurs personnalistes chrĂ©tiennes, clairement. J’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans un milieu de chrĂ©tiens de gauche. Ceux-ci font peut-ĂȘtre partie des plus radicaux : les valeurs priment. On ne fait pas semblant d’ĂȘtre progressiste au prix de certains accommodements. Oui, j’ai reçu cette Ă©ducation. Mais c’est aussi une culture d’un grand respect pour la diffĂ©rence, ce que j’apprĂ©cie. Son socle articule fortement libertĂ© et Ă©galitĂ©. Dans la perspective personnaliste chrĂ©tienne, il y a cette idĂ©e que chaque individu a une valeur infinie aux yeux de Dieu et qu’au-delĂ  des diffĂ©rences, nous sommes tous Ă©gaux. Chaque individualitĂ© a une valeur inestimable. C’est une synthĂšse trĂšs particuliĂšre entre le libĂ©ralisme et le socialisme. VoilĂ  qui dit d’oĂč je viens : avec modestie, je suis le produit d’une histoire et pas une self-made-woman.

— En ce qui vous concerne, cela implique une grande responsabilitĂ©, notamment sociĂ©tale. Mais aussi environnementale. La transition Ă©cologique est Ă©galement une prĂ©occupation majeure pour vous


— Si on a la chance d’ĂȘtre Ă©duquĂ©s comme nous le sommes, informĂ©s comme nous le sommes, en contact avec les milieux scientifiques de toutes disciplines qui alertent sur l’état de destruction de la planĂšte, le pĂ©rimĂštre de notre responsabilitĂ© ne peut pas s’arrĂȘter Ă  la question de l’égalitĂ© entre humains. Il faut intĂ©grer cette dimension qui est comme la borne dans laquelle nous devons vivre : nous n’avons qu’une planĂšte, elle est magnifique et nous sommes en train de la dĂ©truire. En travaillant sur le systĂšme extractif de l’entreprise, je constate que, comme elle Ă©puise les individus, elle Ă©puise la planĂšte. La logique est la mĂȘme. Il faut agir Ă  la racine de ce problĂšme et sortir de cet extractivisme.

— Ne faudrait-il pas un quatriĂšme terme Ă  la devise LibertĂ©-ÉgalitĂ©-FraternitĂ© (ou solidaritĂ©)? Qui serait “Vivant” ?

— Oui ! Certains diront que la fraternitĂ© inclut solidaritĂ© et peut inclure le vivant. D‘autres pensent qu’il n’y aura pas de libertĂ© sans le cadre habilitant du respect de notre planĂšte Terre. 

— Vous avez deux filles de treize et neuf ans. La relĂšve est assurĂ©e ?

— Elles lisent dĂ©jĂ  Les culottĂ©es de PĂ©nĂ©lope Bagieu. C’est bien parti !

Propos recueillis par Dominique COSTERMANS

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