Mgr Jacques Gaillot, décédé le 12 avril 2023, est resté toute sa vie fidèle à l’Évangile, au risque de prendre ses distances avec l’Église. Il laisse en héritage l’exemple d’une existence donnée aux autres, aux plus pauvres, aux exclus.
L’héritage de Mgr Gaillot
« DIEU N’A D’AUTRE BOUCHE POUR PARLER, D’AUTRES BRAS POUR AGIR QUE LES NÔTRES ! »
Entre l’Évangile et sa parole, il n’y avait pas d’écart, et entre sa parole et ses actes, il n’y avait pas d’écart non plus. Après avoir été démis de sa charge d’évêque d’Évreux en 1995, Jacques Gaillot n’avait pas gardé de rancoeur. Une religieuse lui avait souhaité un jour : « Que votre coeur ne s’aigrisse jamais ! » Jamais en effet il n’y eut chez lui le moindre ressentiment vis-à -vis de l’institution, qui a été si injuste avec lui.
Thierry Marchandise, ancien procureur du roi, reste encore interpellé par la façon dont il a été écarté de son poste d’évêque, à l’initiative semble-t-il du Premier ministre français de l’époque. Charles Pasqua venait en effet de prendre une série de mesures anti-immigration contre lesquelles l’évêque d’Évreux s’était insurgé dans un livre intitulé Coup de Gueule contre l’exclusion. « Je reste choqué que le Pape n’ait pas pris la peine de recevoir Jacques Gaillot et de l’entendre avant toute décision, laissant celle-ci à la Curie, s’indigne le magistrat. Enfin, je vois dans ces évènements déjà une des prémisses du risque d’implosion de l’Église. »
Mais pour l’évêque exclu, l’Église catholique restait sa famille, celle qui lui avait permis de découvrir l’homme de Nazareth et sa parole qui relève. Relégué symboliquement dans un diocèse perdu dans le désert algérien, à Partenia, il fait de ce diocèse virtuel un lieu d’accueil pour tous les petits, les exclus, les pauvres, les étrangers et les marginaux dont il était solidaire et qui s’étaient sentis rejetés par l’Église.
Jean-Pierre Maillard, dernier président de l’association Partenia, raconte : « En 1995, malgré la révocation de sa charge d’évêque d’Évreux, Jacques Gaillot est resté avec courage un membre actif de l’Église catholique. Infatigable apà´tre du Christ, il a magnifié sa fonction d’évêque de Partenia en ressuscitant le diocèse perdu dans les sables. »
Il est heureux qu’en 2015, le pape François l’ait reçu fraternellement et l’ait encouragé à continuer de bénir des couples divorcés et remariés ou des couples homosexuels, parce que, selon ses propres mots : « La bénédiction est pour tout le monde. » Ainsi, c’est tout un peuple oublié par l’Église qui s’est senti soutenu par le pape François.
« Nous espérons que sa vie, sa façon d’être et son exemple seront définitivement portés au crédit de l’Église catholique pour effacer ce qui ressemble à un purgatoire de 20 ans et reconnaître qu’il a été un vrai homme de Dieu », souhaite Jean-Pierre Maillard.
UNE VIE, COMME UNE PARABOLE
Si Mgr Gaillot acceptait volontiers de parler aux médias, ce n’est pas lui qui les cherchait. Et lorsqu’il parlait, ce n’était pas pour se mettre en avant, mais pour être le porte-parole des exclus. Ce n’est pas pour rien qu’il a reçu le surnom de « Monseigneur des autres ».
Paule Zellitch, théologienne et présidente de la Conférence des Baptisé.e.s, le confirme : « Bien sûr Jacques ne s’embarrassait pas des structures, des institutions et de leurs impératifs, pris d’abord par la douleur crue de celui que se tenait face à lui. Reste qu’un chrétien ne peut pas dormir tranquille alors que des hommes, des femmes, des familles entières sont prises dans une précarité radicale, sans possibilité de travailler et que leurs enfants ne parviennent pas à vivre une scolarité stable. »
Dans ses interventions, il utilisait un langage simple, compréhensible par tous, loin du charabia ecclésiastique. Ses paroles allaient droit au coeur. Il illustrait toujours ses prises de parole par des anecdotes qui lui étaient arrivées.
Comme Jésus, il parlait en paraboles. Franz Lichtlé, prêtre spiritain, qui a cà´toyé Jacques durant les dernières années de sa vie dans la communauté où il résidait, lui rend hommage : « Son parcours de vie, un peu comme l’écriture d’une poésie en continu, s’écrivait chaque jour, avec les mots de la vie, les mots de l’actualité, les mots de la souffrance, les mots des questions du temps, les mots de l’Évangile. Ces paroles se concrétisaient au fur et à mesure en actes, pour être en conformité avec la parole Dieu. »
Dès qu’il avait été nommé évêque à Évreux, il avait commencé à faire parler de lui. Il devait accompagner ses diocésains dans un pèlerinage à Lourdes lorsqu’il eut la possibilité d’aller rendre visite à un militant pacifiste anti-apartheid, emprisonné en Afrique du Sud. Il ne le connaissait pas, mais le groupe qui soutenait ce pacifiste, un communiste, l’avait convaincu que sa présence à ses cà´tés pourrait soutenir sa cause. Il a donc confié ses pèlerins aux autres responsables et s’est envolé vers l’Afrique du Sud. Tollé dans l’Église d’Évreux ! Il abandonne les bons chrétiens pour soutenir un communiste ! Pourtant, y a-t-il une plus belle actualisation de la parabole de la brebis perdue ? Quel aveuglement pour ces chrétiens qui se réclament du Christ de ne pas voir que leur évêque agit précisément comme le Christ !
UNE PAROLE QUI PORTE LOIN
Franz Lichtlé, enchaîne : « Il ne ratait jamais ses rendez-vous avec des détenus, dans diverses prisons de France. Des femmes, des hommes, jugés, condamnés, rejetés, blessés, laissés au bord et même en dehors de la société, recevaient ainsi, régulièrement les visites de Jacques qui se refusait de les abandonner à leur sort, pour leur rappeler leur dignité, malgré tout leur passé... »
Toute sa vie durant, celui qu’on a caricaturé en évêque rebelle est allé vers les Zachée, les femmes adultères, les lépreux, les malades, les rejetés de notre temps. « Avec Droit devant, les engagements rimaient avec un soutien indéfectible aux sans-papiers, ces migrants en quête de vie, parqués dans des bidonvilles insalubres, dans nos banlieues, souvent pas loin de déchetteries, de lignes de chemin de fer, d’autoroutes ou de cimetières... », explique Franz Lichtlé.
Il a porté la parole de Jésus là où elle n’allait jamais : dans Lui ou dans Gai Pied. On le voyait dans des émissions de divertissement, au milieu des femmes de Froufrou. Jamais, il n’a dérapé. Ce n’est pas tant ce qu’il disait qui choquait que le lieu où il le disait. Mais comment répandre la parole de Jésus si on la répète dans les cercles fermés et de plus en plus restreints de l’Église ?
Gabriel Ringlet se souvient que, lors d’une émission radio très populaire, il répondait aux auditeurs : « Tout y passait. Toutes les souffrances. Toutes les joies. Toutes les contestations. À un moment, j’entends une prostituée (elle s’est présentée comme telle) qui appelait pour lui crier un formidable merci, avec humour et délicatesse. Merci, disait-elle, d’être si bien entendue et respectée. Et Jacques de répondre que c’est tellement naturel... »
Paule Zellitch explique combien la question des femmes en Église préoccupait Jacques : « En militant pour elles, comme une simple évidence, il travaillait pour l’Église tout entière, en toute tranquillité, et cela sous le pontificat de Jean-Paul II, qui interdisait jusqu’à l’évocation de cet item. »
SERVIR ET S’ENGAGER
Il a donc servi l’Église jusqu’au bout, comme en témoigne La Mission ouvrière de l’Eure : « Il représentait pour beaucoup, croyants en Dieu ou non, un visage d’Église ouverte, proche des gens, notamment des personnes les plus en difficulté, les personnes exclues de la société. Comme le bon Samaritain de la parabole, il se faisait proche des personnes sans domicile fixe, sans toit, sans travail, sans papiers, etc. Sa parole rendait un peu plus crédible en quelque sorte la présence et l’action des militants du quotidien que sont les membres de la Mission ouvrière au sein des organisations syndicales, politiques, des associations... »
Mgr Gaillot était souvent invité à l’étranger, où il s’était engagé pour la paix entre les peuples. Il avait pris fait et cause pour les résistantes et résistants iraniens, mais aussi pour le peuple palestinien. Paule Zellitch commente son action : « La question palestinienne est, du point de vue de tous les experts et diplomates, bien plus complexe que ce que Jacques semblait en percevoir dans ses différentes prises de position. Reste qu’il n’est humainement pas acceptable qu’un peuple mène une telle existence, entouré de pays "frères", dont certains territoires étaient eux aussi palestiniens. Les problématiques israélo-palestiniennes ont besoin d’être abordées par toutes les parties, de manière bien plus rationnelle qu’elles ne le sont. Ces dernières années, la situation politique en Israël, en guerre dès avant sa création, ne fait qu’aggraver encore la situation. Mais dans ce pays, devenu d’extrême droite et quasi théocratique, on peut manifester, dire haut et fort ses désaccords : un espoir pour un autre avenir est donc toujours là . La contribution des amis de Jacques pourrait bien être de s’investir dans un retour de la démocratie et de l’équité, de l’avènement de la laà¯cité, pour une issue qui soit favorable à toutes les parties. La vie doit primer. »
Georges Vimard, prêtre et ami de Mgr Gaillot, qui a travaillé avec lui à Évreux avant d’être envoyé pour servir en Palestine durant plusieurs années, se souvient : « Jacques nous communiquait sa révolte et son combat contre toute forme d’injustice : en 1985, il avait pris position pour le soulèvement palestinien des Territoires Occupés, rencontré Yasser Arafat à Tunis. En 1988, il avait participé à l’opération de l’OLP "le bateau de retour", bateau qui ne quittera pas la Grèce. C’est avec cette notoriété qui le précédait que je l’ai accueilli plusieurs fois à Jérusalem et à Gaza. Je pense ainsi à une délégation de militants pacifistes belges qui avait réussi à passer les barrages de l’armée, visitant les camps de réfugiés gazaouis avec le patriarche Michel Sabbah, rencontrant jeunes et responsables musulmans comme chrétiens, célébrant la messe avec la petite communauté catholique au coeur du camp de Shateh. À voir Jacques et cette délégation à travers les rues de Gaza, immeubles en ruine, campements précaires, sous la menace permanente de l’armée israélienne, il m’a fait comprendre, comme en bien d’autres circonstances, que quand on a peur, on n’est pas libre. Mais quand on est libre, ça fait peur ! »
Michel Cool, journaliste et chroniqueur au quotidien La Croix surenchérit : « Pour moi, l’exemple laissé par Jacques Gaillot est celui d’un homme qui n’a pas eu peur : il n’a pas eu peur (il ne l’a pas montré en tout cas) de s’engager, d’être sanctionné, d’être haà¯, de perdre son rang dans l’Église que, par ailleurs, il n’a jamais quittée. À notre époque où la peur, les peurs font des ravages, Jacques Gaillot rappelle que la première caractéristique du témoignage chrétien, c’est de ne pas avoir peur. »
LA FORCE DU FAIBLE
Bien sûr, il ne répétait pas les prêches rabâchés par les autres prélats. Et c’est précisément par fidélité à l’Évangile qu’il osait une parole différente.
Michel Cool poursuit : « Jacques Gaillot était devenu, avec la complicité des médias qu’il considérait –” à tort ou à raison –” comme un champ d’évangélisation privilégié, une sorte d’aumà´nier de tous les déçus et éloignés de l’Église. Précurseur, à son niveau et avec son charisme propre, du pape François, il savait comme ce dernier parler à ses contemporains des sujets qui les intéressaient ou les préoccupaient. Et, à la différence de beaucoup de responsables catholiques, il savait leur parler en utilisant leur langue, et pas en leur assénant le jargon incompréhensible de la tribu... Jacques n’était pas seulement un bon communicant. Ses détracteurs avaient beau jeu de dénoncer sa candeur naà¯ve. Paradoxalement, c’était sa faiblesse de témoigner pour les faibles de la société qui rendait fort, percutant, son témoignage aux yeux de l’opinion. Quand je suis faible c’est alors que je suis fort, dit en substance saint Paul (2 Co 12,10). »
UNE PRÉSENCE PURE
Il s’est dit favorable au mariage des prêtres, une discipline imposée par l’Église au XIIe siècle et qui ne trouve aucune justification dans les Évangiles. Il s’est toujours mis aux cà´tés des personnes homosexuelles qui étaient brocardées et mises à l’écart, rejetées par l’Église avec beaucoup moins de ménagement encore qu’aujourd’hui.
Paule Zellitch le rappelle : « Le combat de Jacques Gaillot a croisé celui de l’abbé Pierre, de Joseph Wresinski, et de bien d’autres dans les siècles, hommes et femmes qui ont "rendu manifeste" la raison d’être de l’Église. Cet homme a été évincé du siège épiscopal d’Évreux et assigné au diocèse de Partenia pour avoir "divisé son diocèse", dénoncé par ceux que dérangeaient les options qu’il défendait, pourtant au nom de l’Évangile. Il souhaitait être "un parmi d’autres", ce qui est le propre du chrétien, et il y est parvenu. Et, s’il n’a pas toujours été prudent dans ses arbitrages, il reste un homme intègre qui, à sa manière, a pris l’Évangile au sérieux. »
Michel Cool le confirme : « Je crois que si Jacques Gaillot a osé passer outre certains interdits qu’imposaient la doctrine, la discipline ou la doxa officielles de l’Église catholique, c’est parce qu’il était armé d’une foi profonde, enracinée dans la pratique régulière de la Liturgie des heures qu’il avait découverte dans sa jeunesse. Si, devenu évêque, il s’est converti à l’idée d’une d’Église plus ouverte que celle dans laquelle il avait grandi, c’est parce qu’il avait été préalablement labouré par la Parole de Dieu qui, on le voit dans la Bible, refait sans cesse du nouveau avec de l’ancien. Aucun réformisme ecclésial ne peut se dispenser d’une réforme intérieure au contact de l’Évangile. »
Ce que Gabriel Ringlet retient de lui c’est que : « Jacques était toujours dans la singularité du face à face, du "un à un". Oui, il a mené des combats collectifs mais au-delà de l’institutionnel, de l’organisationnel (ce qui ne l’intéressait pas beaucoup), il était, pour reprendre et détourner les mots de Bobin, dans la "présence pure". Et ça, c’est vraiment très rare. Et impressionnant pour celle ou celui qui bénéficie d’une telle attention. » Présence pure, bienveillante et aimante, prophète aussi, il l’est resté jusqu’au bout, sur son lit de passage vers celui qui lui a servi de modèle.
Jean BAUWIN