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Nicolas VAN NUFFEL « POUR QUE ÇA BOUGE, IL FAUT SE FAIRE ENTENDRE »

Responsable du Plaidoyer au CNCD-11.11.11. (Centre National de la Coopération au Développement) et à la Coalition Climat, Nicolas Van Nuffel, né en 1978, a déjà un long parcours d’engagement militant. Focus sur son métier aujourd’hui et sur les fondements de son action.

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— En quoi consiste votre métier de responsable du Plaidoyer au CNCD et à la Coalition Climat ?
— Faire pression sur les politiques pour qu’ils prennent des décisions allant dans le sens de plus de justice dans le monde et de plus de durabilité pour notre planète. Le Plaidoyer implique aussi d’interpeller l’opinion publique via les médias, des manifestations, et ainsi créer un rapport de force suffisant pour obtenir des décisions plus ambitieuses sur le climat, les migrations, les questions de solidarité internationale, etc. Il est important d’avoir des arguments pertinents et pas seulement des slogans. Nos chargés de recherche au CNCD et à la Coalition Climat développent une expertise dans des domaines particuliers, puis nous contactons les responsables politiques. En cette période électorale, nous essayons de les convaincre du bienfondé de nos arguments, en espérant que nos propositions se retrouvent dans leurs programmes et, après les élections, dans les futures déclarations de majorité dans les régions et au niveau fédéral.

— Le moment est-il actuellement favorable pour porter à l’avant-plan les préoccupations de justice internationale et la problématique du climat ?
— Nous essayons de profiter de toutes les opportunités de l’actualité pour faire connaître nos préoccupations. Nous avons les mêmes revendications de modèle de société depuis des années, mais il faut s’adapter en permanence à l’évolution de l’actualité. Par exemple, quand la Russie a agressé l’Ukraine, à la Coalition Climat, nous avons poussé à la transition énergétique, en mettant en évidence que l’Europe était trop dépendante du gaz russe et du pétrole de pays dictatoriaux. Autre exemple : aujourd’hui, le monde agricole est légitimement en émoi et nous sommes à son côté dans ses revendications de vivre dignement, tout en plaidant pour ne pas réduire l’ambition environnementale. On sent un retour de mouvements et partis conservateurs remettant en cause des engagements, dont le Pacte vert européen qui représente une avancée gigantesque, même insuffisante. Notre rôle n’est pas de dire aux citoyens pour quelle liste ils doivent voter, mais que, dans l’isoloir, ils aient en tête que la solidarité doit être la façon de se sortir de toutes les crises actuelles. On a besoin d’un sursaut absolu sur les questions de climat et plus largement sur celles liées aux limites planétaires, à la biodiversité, l’acidification des océans, la destruction de nos sols agricoles... Honnêtement, de ce point de vue-là, je suis inquiet. Selon Eurostat, 82% des Belges estiment que le dérèglement du climat est le plus grand enjeu du XXIe siècle. Il s’agit d’une avancée, mais cela ne se transforme pas dans de grandes décisions. On a besoin de mobilisations et de manifestations, comme celle que nous avons organisée en décembre dernier. Si je ne croyais pas au Plaidoyer, je n’y consacrerais pas ma vie depuis seize ans, mais il ne fonctionne que si on a l’opinion publique avec nous.

— En vue des élections, la Coalition Climat a proposé une dizaine de priorités. Lesquelles met- triez-vous en évidence ?
— Une mesure phare est la proposition d’un pacte logement énergie. Cela ne veut pas dire qu’on laisse tomber toutes nos revendications sur d’autres sujets, comme la mobilité par exemple. Mais on ne va pas s’en sortir uni- quement avec des primes pour les gens qui ont les moyens ou la capacité de se préfinancer et remplir les démarches administratives. Il faudrait rénover massivement les loge- ments avec, comme perspective première, ceux des 10% les plus précaires de la population. Sur le plan de la solida- rité internationale, qui est celle du CNCD et de l’opération 11.11.11, je pointerais la nécessité absolue de remplir nos engagements financiers au niveau international. On sait que la Belgique a promis, il y a plus de cinquante ans, de mettre 0,7% - c’est-à-dire une broutille - de ses richesses annuelles dans l’aide publique au développement. À Paris, les pays riches se sont aussi engagés à mettre cent milliards de dollars par an sur la table pour permettre la transition climatique dans les pays du Sud. Aucun de ces deux enga- gements n’est rempli aujourd’hui. Non seulement ce n’est pas juste et respectueux à l’égard des pays du Sud, mais, en plus, cela met vraiment en danger notre crédibilité et notre rôle au niveau mondial.

— Dans vos propositions, vous insistez beaucoup sur la notion de justice...
— Le cœur de notre travail à la Coalition Climat est d’associer les questions environnementales et de justice. On parle ainsi de justice climatique. Il faut arrêter de vouloir faire passer le social ou l’économique avant l’environnemental. C’est le cœur de notre travail de réconcilier ces trois dimensions.

— Certains partis proposent une pause et de ne plus mettre les préoccupations environnementales ou de biodiversité en première ligne...
— C’est le résultat de la pression de certains lobbies européens. Ces dernières semaines, ceux de la chimie organisaient un méga événement où ils avaient invité tout le gratin, y compris notre Premier ministre, pour attaquer le Pacte vert européen. Ils trouvent un écho chez des gens fragilisés par l’injustice sociale qui ont l’impression que les mesures environnementales ne leur sont pas favorables. Si on fait une pause environnementale aujourd’hui, on crée de l’injustice sociale pour demain parce que les premières victimes du dérèglement climatique sont les gens précarisés déjà victimes des injustices. On va au-devant d’une ré- volution industrielle dont les gagnants seront les acteurs, pays, entreprises qui auront pris les premiers la trajectoire d’une économie respectueuse des limites planétaires. Donc, aujourd’hui, on n’a pas d’autre choix que de définir quelle économie on veut pour l’Europe et la Belgique en 2050 et d’appuyer nos entreprises dans cette transition de manière juste.

— Tandis qu’une partie de l’opinion publique et des jeunes se mobilise, une autre se
décourage. Comment insuffler une voie d’espoir ?

— Je ne prétends pas avoir la réponse. Je suis amené à rencontrer des publics très différents : le monde syndical, des écoles secondaires, des universités, des gens de milieux défavorisés... Partout, partout, j’entends la même chose : « On est extrêmement préoccupé. On se sent dé- passé par ce qui nous menace. On est conscient qu’il faut absolument faire quelque chose et que ce n’est pas seulement par nos écogestes individuels qu’on va y arriver. » Il faut des changements au niveau du système, mais on ne parvient plus à croire en sa capacité à se réformer et à celle du politique à prendre les bonnes décisions. Si on veut que ça bouge, il faut se faire entendre et se mobiliser. C’est pour cela que l’on continue à organiser des manifestations. Je dis toujours : « Je ne peux pas vous promettre que si vous descendez dans la rue, ça suffira à changer le monde. Je peux vous promettre que le monde ne changera pas si vous ne descendez pas dans la rue. » On a évidemment un rôle essentiel à jouer le 9 juin. Mais la démocratie ne consiste pas uniquement à mettre son bulletin de vote tous les cinq ans pour faire entendre sa voix.

— Comment est venue chez vous cette fibre d’engagement personnel ?
— En 1985, j’avais sept ans. J’ai un souvenir très précis d’avoir vu au journal télévisé des enfants mourant de faim suite à la famine en Éthiopie. Je ne comprenais évidem- ment pas tous les tenants et aboutissants, mais je me demandais comment il était possible que des enfants de mon âge vivent cela et ce que je pouvais faire. J’ai commencé par rejoindre des opérations de collecte de fonds pour 11- 11-11 ou les Îles de Paix, et puis mon parcours m’a mené à comprendre que ce n’était pas seulement un problème de faim, mais d’injustice. J’ai alors fréquenté l’ONG En- traide et Fraternité qui, depuis son origine dans les années 60, propose une logique de solidarité et de lutte contre l’injustice. Ce qui m’a amené petit à petit à me passionner pour le Brésil, à passer tous mes étés quand j’étais étudiant en bénévole dans une ONG partenaire, le Centre d’action communautaire à Rio de Janeiro. Deux ou trois ans après la fin de mes études, mon épouse et moi y sommes partis deux ans comme volontaires via la délégation catholique pour la coopération. L’ONG avait plusieurs programmes, notamment axés sur l’éducation populaire, dans le domaine de l’économie sociale et solidaire et l’appui à des petits producteurs agricoles ou d’artisanat pour faire va- loir leurs droits et trouver leur place dans l’économie locale.

— Vous êtes revenu au pays et, après notamment un passage à la Croix rouge, vous êtes entré finalement au CNCD en 2008 comme directeur du Plaidoyer...
— Oui, cela fait seize ans que j’y suis et je ne m’en suis jamais lassé. Je me suis rendu compte que si je voulais me battre contre l’injustice au niveau international, c’était sans doute dans mon pays que j’avais le plus de leviers pour changer les choses, en solidarité avec les organisations qui travaillent sur place. Je me bats ici pour essayer de chan- ger les politiques et mon épouse est revenue à un travail essentiel de psychologue avec des demandeurs d’emploi en chômage de longue durée.

— Votre milieu familial a favorisé cet engagement ?
— Enfant, le journal télévisé de 19h30 était sacro-saint. C’était le moment où il fallait faire silence. On avait le droit de poser des questions après. Mes parents avaient une pas- sion pour l’actualité. Ils étaient enseignants avec cette perspective de justice sociale. Ils m’ont toujours soutenu dans mes engagements. Je suis maintenant père de quatre enfants et nous essayons de leur transmettre le sens de la responsabilité et l’ouverture au monde, mais sans leur imposer de normes.

— Existe-t-il aussi une fibre spirituelle chez vous ?
— J’ai un héritage d’éducation chrétienne. Pour être honnête, je suis incapable de dire où j’en suis par rapport à cela, mais, pour moi, il est essentiel de garder et développer une vie spirituelle, quelles que soient ses convictions philosophiques. Les grandes figures de l’engagement social, comme Gandhi, Martin Luther King, Sœur Emmanuelle sont des personnes qui étaient animées par une très grande vie spirituelle. Je pense qu’on ne peut pas tenir le coup sans laisser vivre cet espace-là, sinon on peut se perdre dans la suractivité et l’angoisse. Il y a deux grandes figures qui ont marqué mon parcours et qui continuent à m’inspirer : Don Helder Camara et frère Roger de Taizé. L’un incarne la lutte contre l’injustice et l’autre, celle pour la paix. Je dois citer aussi les camarades brésiliens de l’ONG dans laquelle j’ai travaillé à Rio, fondée par des anciens de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. La théologie de la libération a clairement marqué mon engagement avec cette vision de ce que l’on appelait l’option préférentielle pour les pauvres. Comme grand adolescent et jeune adulte, j’ai beaucoup fréquenté la communauté de Taizé. Ce type de spiritualité continue à me parler. Je pense qu’il y a beaucoup d’éléments d’inspiration à aller chercher dans la spiritualité chrétienne. Je me sens plus distant de certains dogmes qui ne parlent plus beaucoup aujourd’hui.

— Il y a des qualités que vous appréciez particulièrement chez les autres ?
— Ce que j’ai appris au Brésil, et qui m’inspire vraiment encore beaucoup, c’est que la joie et l’amour pour le monde ne sont pas incompatibles avec la colère et la volonté de justice. On ne changera ce monde qu’en ayant l’espoir que les choses peuvent être positives et pas uniquement en râlant. Récemment, lors d’un colloque, j’ai pris la parole sur l’ur- gence climatique et le fait qu’il fallait se remobiliser. Je l’ai fait avec le sourire... Quelqu’un de plus âgé est alors venu me voir après la conférence en me disant que mon sourire le perturbait énormément. « Comment peux-tu sourire alors que le monde va si mal ? », m’a-t-il demandé. J’ai répondu : « Je suis comme cela. C’est ma nature et je ne changerai pas. » ■

Propos recueillis par Gérald HAYOIS

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