Johann Chapoutot : « Pour certains la démocratie est secondaire »
Johann Chapoutot : « Pour certains la démocratie est secondaire »
Spécialiste de l’histoire allemande, et plus particulièrement de la montée du nazisme, l’historien Johann Chapoutot dresse, dans des ouvrages comme Comprendre le nazisme, Les Irresponsables ou Libres d’obéir, récemment adapté en BD, des parallèles aussi flagrants qu’inquiétants entre les années 30 et l’époque actuelle.
Publié le
· Mis à jour le
— Sur bien des points, que vous relevez dans votre essai Les Irresponsables, on est frappé par le parallélisme entre la montée du nazisme, suivie de sa prise de pouvoir, et aujourd’hui. Cette comparaison est-elle pertinente, même si le monde actuel n’est pas du tout semblable à celui des années 30 ?
— C’est la question de la comparaison en histoire pour toute époque puisqu’elles ne sont jamais identiques. Mais c’est précisément pour cela que l’on peut les comparer, en prenant en charge les différences constatables, sinon ce serait une assimilation ou une identification. Et ici, la comparaison est pertinente. Certes, le monde est différent, notamment en Europe occidentale où nous sommes loin de l’héritage de la Grande Guerre qui a véritablement brutalisé les sociétés européennes, les accoutumant par exemple à la violence d’un fascisme de rue. Par contre, dans les structures sociales, il existe des équivalences. Des libéraux autoritaires, pro-patronat, anti-État social, considèrent que le bien-être de la population est une variable d’ajustement secondaire et, voulant assurer à toute force la prospérité des affaires, que la démocratie doit être sacrifiée au capitalisme. Autant de choses qui prospèrent depuis quelques années. Pour certains, la démocratie est totalement secondaire en regard des profits de quelques-uns, et la présidence Trump nous en offre une démonstration éclatante.
— En vous appuyant sur la fin de la République de Weimar, abattue de l’intérieur, vous constatez que la démocratie n’est pas immuable, elle peut disparaitre à tout moment…
— Il est très clair que, dans une perspective sociale darwiniste, d’agressivité permanente, de lutte pour la vie, de profits érigés en valeur suprême, la démocratie est quelque chose de très problématique. Avant même l’arrivée au pouvoir des nazis, pour les libéraux autoritaires qui gouvernent l’Allemagne en 1932, la démocratie, c’est terminé ! Et ils n’en font pas mystère. De défaite en défaite, voyant leur socle socio-électoral disparaître, ils estiment indispensable de faire alliance avec l’extrême droite. Et, aujourd’hui, en Allemagne, le FDP, parti libéral-démocrate allemand, est une machine à blanchir tous les anciens nazis qui entrent joyeusement dans ses rangs.
— Cela veut dire qu’on ne retient rien de l’histoire, finalement, ou que les intérêts immédiats sont plus importants que toute autre perspective ?
— Déjà, il y a le récit mis en place à partir de 1945 selon lequel les libéraux démocrates et capitalistes sont les ennemis du fascisme, ce sont eux qui ont gagné. Cela fait un peu vite oublier qu’en 1932-1933, ce sont les libéraux autoritaires qui ont mis Hitler au pouvoir, à un moment où les nazis n’y croyaient plus eux-mêmes, et qu’en Italie, en 1922, les libéraux centristes ont fait de même avec Mussolini. Ces logiques-là ne se sont pas éteintes après 1945, bien au contraire. Le modèle américain permettait de faire croire que démocratie, capitalisme et libéralisme étaient parfaitement alignés. Trump nous a décillé, depuis 2016, en remettant à l’ordre du jour la très longue histoire de l’extrême droite américaine, très puissante et très favorable au nazisme.
— Dans les années 30, les médias ont leur part de responsabilité – assumée – en rendant acceptables, voire respectables, des idées et notions d’extrême droite. La situation est identique aujourd’hui.
— Tout au long des années 20, le magnat de presse Alfred Hugenberg – mille six cents journaux ! – a transformé l’espace et le débat publics allemands en incubateur des idées d’extrême droite, rendant à la fois les nazis respectables et leur langage, leurs thèmes, leur discours communs. Son biographe l’a d’ailleurs surnommé le “Führer oublié”. Et aujourd’hui, en France, même si on assiste à un développement spectaculaire des médias indépendants, le champ médiatique est largement structuré par des intérêts privés, des milliardaires qui ont évidemment une ligne politique et éditoriale, favorable à leurs intérêts et qui ruminent des thématiques d’extrême droite en permanence. Les hiérarchies sociales ne vont pas changer, mais on va offrir à ceux qui sont objectivement dominés par l’état actuel de la société, des gens à dominer eux-mêmes : des Juifs, des Noirs, des Arabes, des homosexuels, des handicapés… Leurs épouses, aussi, puisqu’on va rétablir la hiérarchie naturelle du mâle sur la femelle. Ce sont toutes les promesses frelatées de l’extrême droite qui visent à rendre digestible un ordre social qui, concrètement, objectivement, domine les gens qui vont voter pour elle.
Envie de lire la suite ?
Découvrez nos offres d’abonnement…
Vous aimez le contact du papier ? Vous aimez lire directement sur Internet ? Vous aimez les deux ? Composez votre panier comme bon vous semble !
