Veronika Mabardi, pour l’amour de son frère

Veronika Mabardi, pour l’amour de son frère

Comédienne, autrice, passionnée par l’activité théâtrale collective, Veronika Mabardi a mis vingt-cinq ans pour écrire Sauvage est l’enfant qui se sauve. Ce livre raconte qui était Shin Do, son frère coréen adopté à l’âge de quatre ans et mort dans un accident de voiture à l’aube de ses trente ans.

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Publié le

28 novembre 2023

· Mis à jour le

12 mars 2025
Veronika Mabardi dans son salon avec une étagère avec des livres

« Quelqu’un a dit : je ne l’ai pas connu, mais on voit bien qu’il était important. Et quelqu’un d’autre : s’il était là, il n’en croirait pas ses yeux. Il serait le plus étonné d’entre nous. Et quelqu’un encore : est-ce qu’il savait à quel point son travail était intéressant ? Je ne sais pas si c’est l’accrochage, mais pour un type aussi jeune, c’est incroyablement cohérent. J’ai pensé qu’il aurait répondu : c’est beaucoup trop tôt. Il faut que je travaille. Si vous y tenez, ne montrez que ce qui est fini. Les autoportraits et quelques pots. J’ai pensé qu’il savait exactement ce qu’il faisait. Et qu’il avait raison : c’était trop tôt. Ses dessins, il ne les faisait ni pour les vendre ni pour les exposer. C’était entre lui et lui. Sa propre magie. Si quelqu’un lui faisait remarquer qu’il avait trop besoin d’argent pour ne pas accepter le prix de son travail, il répondait : de toute façon, ce n’est qu’un début. »

Shin Do, l’artiste dont il est question dans ces lignes extraites de Sauvage est l’enfant qui se sauve, est mort en 1997 dans un accident de voiture. Il n’a dès lors pas pu assister à sa première et seule exposition organisée quarante-deux jours plus tard dans l’atelier où il travaillait avec des enfants. « Les murs étaient couverts de toiles, se souvient sa sœur. De grands fusains sur calque étaient accrochés aux poutres. Sur les tables, les quelques céramiques dont il était content. L’exposition s’étendait sur deux étages. D’en haut, on pouvait voir les gens bavarder, s’isoler, observer un détail, ou se taire et penser à lui. Il y avait du monde, des enfants couraient au milieu des gens et des œuvres. Personne ne leur disait de rester tranquilles, d’être sages, de crier moins fort. Il faisait très beau, c’était le milieu du printemps. On pouvait s’asseoir sur les pelouses. »

FRATRIE PARTICULIÈRE

Ces mots justes, des spectateurs ont pu récemment les entendre sur la scène du théâtre de la Ferme de Martinrou (Fleurus), lors de la lecture publique d’extraits du livre écrit par Veronika Mabardi sur son frère. C’est la comédienne Anne-Pascale Clairembourg qui a brillamment donné sa voix à ce texte poétique, puissant et chantant de celle qui est partie sur les traces laissées par cet enfant coréen adopté en 1972 par ses parents lorsqu’il avait quatre ans. Comme elle l’écrit : « C’est loin, vu d’ici, la Corée / Il ne portait sur lui qu’un petit pantalon de toile / Des chaussons de caoutchouc vert et blanc / Un bracelet de plastique scellé où quelqu’un avait écrit / Son nom et l’adresse d’une famille dont il ne savait rien. / Il n’avait dans ses poches ni miettes ni cailloux / Rien qui lui permette de retrouver son chemin. »

Veronika Mabardi remonte le parcours de sa fratrie particulière. Deux filles, dont une Coréenne et deux garçons, dont un Coréen. Deux adoptions d’enfants aux yeux bridés, venus de loin. Sauvage est celui qui se sauve est un livre qui n’aurait jamais dû être écrit. Sa rédaction a en effet patienté vingt-cinq ans avant de voir le jour et elle s’est faite par épisodes. « Je suis dans le pistage de son travail, explique sa sœur. C’est à la fois à partir de ce qu’il m’apprend comme peintre et de cet échange de créativité que nous avons tous les deux que je me suis dit que j’allais faire un livre sur un artiste. Que j’allais travailler avec lui, tel qu’il est maintenant. Et donc, il n’est plus adopté, il n’est plus coréen, il n’est plus mon frère. »

EXPÉRIENCES THÉÂTRALES

Veronika Mabardi est née en 1962 à Leuven d’une mère flamande et d’un père moitié belge, moitié égyptien. Très tôt, elle commence à écrire, des poèmes, des histoires… D’abord en flamand, puis en français, quand la cité brabançonne décide de se définir selon les règles de l’appartenance à une langue plutôt que de rester la ville de transmission du savoir qu’elle est depuis la fondation de l’université. C’est à Louvain-la-Neuve qu’elle va grandir, à l’ombre d’une bibliothèque dont elle dit qu’elle est digne d’une BD de science-fiction, construite sur les hauteurs de la ville nouvelle, là où d’ordinaire on érige les églises. 

La jeune femme décide de devenir comédienne car ce métier lui donnerait« une expérience concrète de la vie ». Elle va alors multiplier les expériences de groupe, intégrant notamment une compagnie qui monte des auteurs belges vivants. Elle exerce tous les métiers du théâtre : l’écriture, la mise en scène, le jeu, tout en tenant parfois les entrées lors des spectacles. Comme elle le remarque, « nous ne sommes pas toujours aux postes de pouvoir et nous avons ainsi conscience des petits métiers ». Elle n’hésite pas aussi à aller à la rencontre d’artistes d’autres disciplines : des photographes, des danseurs, des musiciens, des plasticiennes. Sa place est alors de proposer des mots complémentaires aux expressions ou de s’inspirer de leur travail pour son écriture.

Elle a également collaboré avec le CREAHM, une association qui travaille sur des projets théâtraux avec des handicapés mentaux, pour la mise en place d’une grande exposition mêlant des artistes de la compagnie à d’autres reconnus. Son rôle était d’être là et d’écrire ce qu’elle voyait. Sous la direction de Karym Wattiaux, elle a participé à un atelier d’écriture dont la particularité était de mélanger des adultes en apprentissage, comme à l’école primaire, et des écrivains. Ce travail a abouti à un recueil où chacun a signé une nouvelle, sans aucune hiérarchie. Elle s’est encore investie dans un projet du Centre d’Expression et de Créativité de Saint-Gilles dont l’objectif était de sortir l’artiste de son surplomb, pas seulement dans l’écriture, mais aussi dans la musique et les arts plastiques. 

AMOUR FRATERNEL

Écrit à l’indicatif présent parce que, pour son autrice, son frère continue d’exister, Sauvage est l’enfant qui se sauve est un livre délicat, un peu particulier dans la mesure où ce ne sont pas, comme souvent, les parents qui parlent de l’adoption. Se déploie ici le champ de la complexité de l’amour fraternel qui va bien au-delà des liens du sang. Veronika raconte l’adolescence de ce garçon, faite de fuites et de retours en famille. Une période difficile qui a vu naître en lui sa créativité comme peintre et céramiste. Ce destin a connu une fin tragique avec l’accident de voiture qui a coûté la vie au jeune trentenaire, alors que ses trois compagnons de route s’en sont sortis vivants. Accident ou suicide ? La question reste en suspens.

Thierry MARCHANDISE

Veronika MABARDI, Sauvage est l’enfant qui se sauve, Noville-sur-Mehaigne, Esperluète éditions, 2022. Prix : 18€. Via L’appel : -5% = 17,10€.

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