Violences conjugales : femmes en danger
Violences conjugales : femmes en danger
Les violences conjugales sont très largement le fait des hommes à l’encontre de leur partenaire féminine. Si elles sont mieux reconnues aujourd’hui, elles ne sont pas pour autant en diminution. D’autant plus avec l’apparition des cyberviolences qui prennent des formes multiples et insidieuses.
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Les Nations unies ont choisi le 25 novembre comme Journée internationale pour l’élimination de la violence faite aux femmes. Selon l’organisation, une femme sur trois subit de mauvais traitements au cours de son existence. Et il faut malheureusement constater que ces chiffres augmentent en période de crise. Un récent rapport d’ONU Femmes, basé sur des données provenant de treize pays depuis l’apparition de la pandémie, montre que deux femmes sur trois ont déclaré qu’elles-mêmes, ou une femme de leur connaissance, avaient enduré une forme de violence. Mais seulement une sur dix a indiqué que les victimes s’adresseraient à la police pour obtenir de l’aide. Il reste donc beaucoup à faire.
VIOLENCES DIVERSES
Les violences subies par les femmes peuvent prendre des formes très diverses. Chez Julie, elle était psychologique : « C’est très insidieux, je compare ça à une perfusion de poison administré au quotidien. Au départ, c’est juste de l’humour glacial. Puis des réflexions assassines, des SMS jour et nuit et la sensation d’être en permanence jugée et épiée. » Daphné recevait des coups : « Dissimuler les bleus et les bosses était devenu une préoccupation régulière. Quand cacher n’était plus possible, il fallait mentir : pour un hématome, je disais que j’avais pris une porte, pour un bras cassé, c’était un tas de bûches qui s’était écroulé. Quand je ne pouvais pas sortir, c’était une gastro. » La violence peut aussi prendre la forme d’une emprise sur l’autre, comme en témoigne Sabrina : « Je sortais d’un divorce lorsque je l’ai rencontré. Après un mois de relation, il s’est installé chez moi, je n’ai pas trop osé dire non. J’ai deux enfants de trois et sept ans : il a commencé à leur interdire de manger sucré après 16h, à me dire que je leur faisais trop de câlins, que j’allais les rendre gagas. Je n’ai rien dit. Il laissait entendre que j’étais une mauvaise mère et je pensais qu’il avait raison. J’étais brune, il m’a demandé de devenir blonde, ce que j’ai fait. Il m’a aussi demandé de maigrir sinon il me quittait. Il surveillait tout ce que je mangeais : j’ai perdu quatorze kilos. »
« Dissimuler les bleus et les bosses était devenu une préoccupation régulière. Quand cacher n’était plus possible, il fallait mentir. »
Ces histoires pourraient se multiplier. Elles comportent souvent des réalités communes. Une emprise sur le conjoint qui s’installe sur base d’une fascination amoureuse. Un isolement progressif du partenaire vis-à-vis de sa famille et de ses amis, sous des prétextes divers. Une dépendance matérielle, puis une dévalorisation de la personne, un travail de sape de l’estime de soi. Viennent ensuite les agressions verbales et les coups, de plus en plus forts. Souvent, après un accès de violence, l’auteur des faits s’excuse et se montre très attentionné. Une sorte de nouvelle lune de miel s’installe… jusqu’à la crise suivante.
MULTIPLES CYBERVIOLENCES
Un nouveau type de violences est apparu assez récemment : les cyberviolences. Elles sont définies par le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) comme « le contrôle, le harcèlement, la surveillance et la maltraitance d’une personne par son ou sa partenaire par le biais des nouvelles technologies et des médias sociaux ». Elles permettent aux conjoints, ou aux ex, d’exercer, voire d’élargir leur contrôle et leur domination sur leurs proies, sans parfois que celles-ci ne s’en rendent compte. Et le phénomène se répand à mesure que se développent les technologies numériques.
Dans une “recherche-action” menée en 2018 par le centre français de ressources pour l’égalité femmes-hommes, Hubertine Auclert identifie cinq types de cyberviolences conjugales. Le cybercontrôle consiste dans la multiplication des SMS, l’exigence que la partenaire soit joignable en permanence, etc. Le cyberharcèlement peut prendre la forme d’appels incessants et envahissants, d’injures, de menaces de mort… La cybersurveillance permet un contrôle continu des déplacements et agissements, par exemple via un logiciel espion ou grâce au GPS. Les cyberviolences sexuelles peuvent s’exercer par la diffusion ou la menace de diffusion d’images. Quant aux cyberviolences économiques et administratives, elles consistent à pirater les comptes bancaires de la partenaire, voire à bloquer ou perturber certaines démarches administratives, comme des demandes d’allocations sociales.
TRAITEMENT MÉDIATIQUE
Les personnes qui subissent ces violences ne s’en rendent pas toujours compte. Si certaines femmes consentent librement à montrer le contenu de leur messagerie comme une preuve d’amour, d’autres sont suivies et épiées dans tous leurs mouvements, sans même s’en douter. Cela implique que des victimes qui se décident à quitter leur compagnon violent peuvent être retrouvées facilement par celui-ci. La journaliste française Marine Périn, créatrice de la chaîne YouTube Marinette – Femmes et féminisme et porte-parole de Prenons la Une, un collectif de journalistes féministes, a consacré son documentaire Traquées aux cyberviolences conjugales. Elle constate que, si les violences “classiques” aboutissent rarement à des condamnations, c’est encore pire pour celles-là, souvent minimisées par la police.
L’utilisation fréquente des termes « drame familial » ou « crime passionnel » laisse penser que l’homme a été emporté par une force qui le dépasse.
Dans une analyse récente, le CVFE attire aussi l’attention sur l’importance du traitement médiatique de ce type de violences. Le collectif salue tout d’abord l’adoption, en juin 2021, par le Conseil de déontologie journalistique (CDJ), soit l’organe de régulation des médias en Belgique francophone et germanophone, de la recommandation “violences de genre”. Cet outil de référence destiné aux journalistes, aux rédactions et aux médias rassemble les règles déontologiques en la matière. Mais le CVFE prend ensuite un exemple concret d’un article publié dans un quotidien suite au démantèlement d’un réseau de prostitution de mineures en Belgique. Le papier relaie la dépêche de l’agence Belga en l’illustrant d’une photo montrant le haut de la cuisse d’une jeune femme en porte-jarretelles et lingerie fine, quelques billets de banque glissés dans l’élastique de son bas. Cela donne évidemment une image glamour de la prostitution forcée de ces mineures, tout en laissant supposer qu’elles se sont laissées appâter par la perspective d’un argent facile.
CRIME PASSIONNEL ?
L’association Vie Féminine, pour sa part, attire l’attention sur le vocabulaire employé pour qualifier les violences faites aux femmes. En particulier, l’utilisation fréquente des termes « drame familial » ou « crime passionnel » évoque un univers théâtral et laisse penser que l’homme a été emporté par une force qui le dépasse, et n’est donc pas entièrement responsable de ses actes. Parler de crime passionnel conduit aussi à déplacer l’accent du crime vers la passion amoureuse. Et, de ce fait, à dédouaner, au moins partiellement, le coupable, lui-même victime de ses passions, explique la linguiste française Anne-Charlotte Husson. Lorsque la femme tuée souhaitait la rupture, la ou le journaliste parlera d’ailleurs souvent d’« amoureux éconduit », se mettant inconsciemment du côté de l’agresseur. Pour Natacha Henry, auteure de Frapper n’est pas aimer, « ces articles viennent d’une méconnaissance des journalistes de ce que sont les violences faites aux femmes. Elles/ils se trompent sur ce qu’il s’est passé et pensent qu’il s’agit d’un drame de la jalousie. Les journalistes utilisent également un vocabulaire archaïque et romanesque. Personne ne va dire de nos jours : j’ai vu ton amoureux éconduit au magasin, il faisait ses courses . »
« Les journalistes ne sont pas outillé-es pour aborder ces sujets », affirme Pamela Morinière, responsable communication de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) qui a publié un guide à destination de cette profession. Elle donne des lignes directrices. Par exemple, « ne pas parler de rapport sexuel quand on parle de viol ou d’agression sexuelle. Dans les cas de violences, donner toute l’histoire et la placer dans le contexte d’un problème de société plus large, notamment à l’aide de statistiques ».Avec quel résultat ? « Les journalistes n’aiment pas qu’on leur dise comment traiter l’information », remarque-t-elle amèrement.
Autre réalité d’aujourd’hui : la pression du clic. Vie Féminine relaie les paroles d’une ancienne journaliste : « On me parlait tellement du nombre de clics à atteindre que j’ai fini par mettre un article sexiste en Une du site. Face aux réactions négatives de certaines collègues, j’ai même défendu ma décision ! Ce n’est qu’en y réfléchissant plus tard que je me suis rendu compte que c’était en contradiction avec mes valeurs. » Si la reconnaissance et la prise en compte des violences conjugales ont progressé, il reste toutefois encore du chemin à parcourir pour atteindre l’objectif de l’ONU : l’élimination de la violence faite aux femmes.
José Gérard
COMME UN ÉTAU QUI SE RESSERRE
Manon Terwagne, vingt ans, a obtenu le prix Laure Nobels qui récompense un·e jeune auteur·e belge, pour son premier roman, Emprise. Elle y décrit l’itinéraire de Joséphine, vingt-trois ans, tombée sous le charme de Raphaël, jeune médecin brillant. Le coup de foudre est réciproque et, deux mois après, les voilà mariés. Un vrai conte de fées ! Moins d’un an plus tard, elle est enceinte et, préoccupé du bien-être de leur premier enfant, il lui demande « de se couper temporairement de ses amis, afin de ne prendre aucun risque pour la grossesse ». Elle y voit une délicate attention, même s’ils lui manquent. Pour un repas chez des proches, elle veut se faire belle. Mais lui trouve sa tenue indécente et l’oblige, d’un ton menaçant, à se changer. Elle se dit qu’elle était probablement provocante.
Arrive leur deuxième enfant, Achille. Raphaël est de plus en plus absent. En outre, il pousse sa femme à s’éloigner de sa famille. Ses colères deviennent fréquentes, et Joséphine tente de masquer les bleus sur ses bras. On parle de contaminations en Chine par un nouveau virus. Pour qu’elle puisse se consacrer aux enfants, Raphaël la convainc de confier son magasin de fleurs à une employée. Les contacts qu’elle y nouait lui manquent. Les premiers cas de coronavirus en Belgique amènent Raphaël à travailler parfois jour et nuit. Quand il rentre, il est très nerveux et se met facilement en colère. Un soir, apprenant qu’elle a commandé des pizzas pour le souper, il s’indigne qu’elle ne prenne même pas la peine de cuisiner, alors qu’il se donne tant de mal afin qu’elle ne manque de rien. Il la gifle et la menace de partir avec les enfants. Le père et la sœur de Joséphine, comme la maman de Raphaël, se doutent que quelque chose ne va pas. Lors de chaque éclat, elle se laisse convaincre que c’est elle qui a provoqué la crise.
Vient ensuite une période d’accalmie, de promesses et de gestes affectueux. Un jour, Joséphine se rend compte que son mari a installé des caméras dans la maison et surveille ses contacts et ses déplacements via son téléphone portable. Lorsqu’il lui confisque le sien, elle sent qu’il lui faut réagir et se rend dans son magasin pour demander de l’aide. Elle est rouée de coups à son retour mais, le lendemain, il lui offre une voiture neuve. Chaque fois, elle se dit qu’elle doit lui laisser une nouvelle chance. Un geste de trop la convaincra néanmoins de déposer plainte « pour abus, harcèlement, séquestration, coups et blessures, et viol ». Une histoire particulière qui illustre tant de situations de violence conjugale. (J.G.)
Manon TERWAGNE, Emprise, Hévillers, Ker éditions, 2022. Prix : 12€. Via L’appel : – 5% = 11,40€.