Nina Bachkatov : « l’expression « âme russe » me déprime »
Nina Bachkatov : « l’expression « âme russe » me déprime »
Spécialiste de la Russie, correspondante de presse à Moscou de 1986 à 2018, Nina Bachkatov est aussi docteure en Sciences politiques. On sait moins qu’elle appartient à une immigration très particulière : elle est la fille d’une rencontre improbable, sur fond de Résistance, entre une jeune Hennuyère et un prisonnier soviétique évadé.
Publié le
· Mis à jour le

– Pour vous qui êtes une observatrice de la situation en Russie, peut-on dire que la guerre est revenue en Europe ?
– Cela dépend ce qu’on appelle l’Europe. Géographiquement, la Russie fait partie de l’Europe. Donc, de ce point de vue, il y a bien une guerre en Europe. Mais, sur le fond, non, je ne crois pas. Par contre, il y a des gens qui paniquent, et d’autres qui l’exploitent politiquement. Lors d’une discussion avec ma petite fille, elle me disait qu’au moins 80% de ses copains étudiants étaient angoissés par l’idée que les Russes envahissent la Belgique. Les appels à préparer son kit de survie sont sûrement très bons pour Colruyt et Lidl, mais il n’y a pas un journaliste pour les tourner en ridicule, par exemple, en se rappelant de l’exode de 1940. Les journalistes jouent un rôle assez néfaste. Pour les politiciens, la panique fait partie du fonds de commerce. Mais pas pour nous, journalistes. Qu’on considère la Russie comme une menace, d’accord. Mais comme un ennemi ! S’il y a menace, on prend des mesures pour la prévenir. Sans créer la panique dans tout un continent, en risquant de finissant par mettre par terre les éléments essentiels du contrat social qui organise nos sociétés.
– Quel est l’état d’esprit des Russes face à tout cela ?
– Tout dépend de quel Russe. Car la Russie n’est pas une société homogène. Chez les élites intellectuelles, il y a un regret de ne pas pouvoir avoir des contacts, de voyager librement, d’être invité à des conférences… Parmi ceux-là, il y a ceux qui rejettent la responsabilité sur Poutine, et ceux qui la remettent sur les Occidentaux. Du côté des officiels, la plupart s’identifient à leur job et, pour leurs vacances, n’ont pas besoin de visas. Ils peuvent aller en Turquie, Égypte, Thaïlande. L’Ancienne Union soviétique leur offre ce qu’ils veulent pour le ski ou pour les plages. Il y a la classe moyenne, qui souffre de l’inflation, très consciente que, notamment la hausse des prix, est liée aux sanctions occidentales. Ce qui ne veut pas dire qu’ils traduisent cela en un choix politique ou électoral. Et puis il y a les gens plus ordinaires, qu’on a tort de considérer comme des décervelés saturés de propagande, répétant ce qu’ils voient à la télévision. Même dans les villages reculés, on a accès à autre chose grâce à internet. Les jeunes surfent sur le web. Ces gens-là sont proches du “Russe de fond”, pour qui on est solidaire, on est ensemble. Alors que cela semble très étonnant pour nous, certains disent : « Si mon petit fils était appelé, il y irait. Ce serait triste, mais il irait. » Ce n’est pas de la résignation, mais « c’est comme cela ». Dans les petites villes industrielles, beaucoup n’ont aussi jamais gagné autant d’argent, parce que de nombreuses entreprises ont abondamment recruté des ouvriers qualifiés ou des techniciens. Et cette richesse percole. Elle permet par exemple d’aider la vieille grand-mère qui a une petite pension et qui manque de tout. Comme le Belge moyen, le Russe moyen suit les médias, et croit, ou ne croit pas. Tant que cela n’affecte pas sa vie de manière directe. Et chez les Russes, il en faut vraiment beaucoup pour qu’ils considèrent cela !
– Vous êtes Belge, mais vous portez un nom de famille russe…
– Je suis un enfant de l’après-guerre, née à Pont-à-Celles. L’époque où les classes étaient dédoublées et où, aux communions, on n’arrivait pas à caser tout le monde dans le chœur. Une génération très particulière dans un village partagé entre les fermiers et les ouvriers de l’arsenal des chemins de fer ou des industries. Absolument pas le romantisme du village où les gens sont solidaires et se connaissent. Mais où tout le monde s’intéresse à la vie des autres non pour les aider, mais pour faire des cancans. Où il n’y a rien de privé. Un système de contrôle social tellement extraordinaire qu’il m’a toujours inspiré un profond désir de vivre en ville.
– Vous aviez une grande famille ?
– Non, parce que mon père n’avait pas de famille. Ma grand-mère belge, elle, en avait une grande. Nous étions trois, j’étais l’aînée, ce qui est bien.
– Justement, votre père ?
– Il faisait partie d’une immigration tout à fait marginale. Né à Ielets, dans la Russie de Tchékhov, à 400 km au sud de Moscou, il faisait son service militaire quand la guerre a commencé. Il était dans les premières lignes enfoncées par les attaquants. En 1943, les Allemands ont eu besoin du charbon des pays occupés. Pour cela, des prisonniers de guerre soviétiques ont été transportés en wagons à bestiaux des camps en Pologne et “distribués” tout le long du bassin minier, de Verviers au nord de la France. Mon père et trois autres prisonniers ont fini par s’évader du charbonnage de Courcelles, et ont été récupérés par le groupe G, qui cachait les Soviétiques. Le chef du groupe était l’oncle de ma mère. Quand il a été dénoncé à la Gestapo, les prisonniers cachés chez lui ont été déplacés. Deux sont arrivés chez mes grands-parents belges, dont mon père, qui a fini la guerre à faire des sabotages avec le groupe G. Il a aussi rencontré la fille de la maison. Il ne parlait pas le français, elle pas le russe. Par sécurité, ceux qui les cachaient ne parlaient devant lui qu’en wallon, qu’il a longtemps pris pour du français. Ils sont mariés en 45. Et il n’est pas retourné, forcément. Ses parents étaient morts. Il se sentait autorisé à rester en Belgique. La résistance l’a aidé à trouver du travail. Contrairement à ce qu’on croit, il y a eu alors des années de chômage. Quelqu’un l’a redirigé vers un ingénieur russe qui travaillait dans des charbonnages. Il y est devenu réparateur de locomotives.
– Votre mère ?
– Elle était la bonne Belge faite pour épouser le fils du voisin, dont les parents se connaissaient depuis au moins trois générations. Cela a toujours été un mystère pour moi et mes frères : comment s’est-elle lancée là-dedans ? Je n’ai jamais compris ni rien demandé. Mon père a vécu jusqu’à cent ans. Ce qui s’appelle s’agripper à la vie. Un survivant, très rigide. Très exigeant. Parce que, lui, rien ne lui avait été donné. Par exemple, il n’y avait pas de deuxième place à l’école. Quand, bien plus tard, j’ai défendu ma thèse, mes parents sont venus à la soutenance. On m’a dit : « Ton père a l’air de considérer cela comme absolument naturel. » C’est l’héritage de notre génération. Le sens, non de la réussite, mais d’aller jusqu’au bout de ce qu’on fait.
Envie de lire la suite ?
Découvrez nos offres d’abonnement…
Vous aimez le contact du papier ? Vous aimez lire directement sur Internet ? Vous aimez les deux ? Composez votre panier comme bon vous semble !