Nina Bachkatov : « l’expression « âme russe » me déprime »

Nina Bachkatov : « l’expression « âme russe » me déprime »

Spécialiste de la Russie, correspondante de presse à Moscou de 1986 à 2018, Nina Bachkatov est aussi docteure en Sciences politiques. On sait moins qu’elle appartient à une immigration très particulière : elle est la fille d’une rencontre improbable, sur fond de Résistance, entre une jeune Hennuyère et un prisonnier soviétique évadé.

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Publié le

26 mai 2025

· Mis à jour le

16 juin 2025
Photo d'identité de Nina Bachkatov devant un fond blanc

– Pour vous qui êtes une observatrice de la situation en Russie, peut-on dire que la guerre est revenue en Europe ?

– Cela dépend ce qu’on appelle l’Europe. Géographiquement, la Russie fait partie de l’Europe. Donc, de ce point de vue, il y a bien une guerre en Europe. Mais, sur le fond, non, je ne crois pas. Par contre, il y a des gens qui paniquent, et d’autres qui l’exploitent politiquement. Lors d’une discussion avec ma petite fille, elle me disait qu’au moins 80% de ses copains étudiants étaient angoissés par l’idée que les Russes envahissent la Belgique. Les appels à préparer son kit de survie sont sûrement très bons pour Colruyt et Lidl, mais il n’y a pas un journaliste pour les tourner en ridicule, par exemple, en se rappelant de l’exode de 1940. Les journalistes jouent un rôle assez néfaste. Pour les politiciens, la panique fait partie du fonds de commerce. Mais pas pour nous, journalistes. Qu’on considère la Russie comme une menace, d’accord. Mais comme un ennemi ! S’il y a menace, on prend des mesures pour la prévenir. Sans créer la panique dans tout un continent, en risquant de finissant par mettre par terre les éléments essentiels du contrat social qui organise nos sociétés. 

Quel est l’état d’esprit des Russes face à tout cela ?

– Tout dépend de quel Russe. Car la Russie n’est pas une société homogène. Chez les élites intellectuelles, il y a un regret de ne pas pouvoir avoir des contacts, de voyager librement, d’être invité à des conférences… Parmi ceux-là, il y a ceux qui rejettent la responsabilité sur Poutine, et ceux qui la remettent sur les Occidentaux. Du côté des officiels, la plupart s’identifient à leur job et, pour leurs vacances, n’ont pas besoin de visas. Ils peuvent aller en Turquie, Égypte, Thaïlande. L’Ancienne Union soviétique leur offre ce qu’ils veulent pour le ski ou pour les plages. Il y a la classe moyenne, qui souffre de l’inflation, très consciente que, notamment la hausse des prix, est liée aux sanctions occidentales. Ce qui ne veut pas dire qu’ils traduisent cela en un choix politique ou électoral. Et puis il y a les gens plus ordinaires, qu’on a tort de considérer comme des décervelés saturés de propagande, répétant ce qu’ils voient à la télévision. Même dans les villages reculés, on a accès à autre chose grâce à internet. Les jeunes surfent sur le web. Ces gens-là sont proches du “Russe de fond”, pour qui on est solidaire, on est ensemble. Alors que cela semble très étonnant pour nous, certains disent : « Si mon petit fils était appelé, il y irait. Ce serait triste, mais il irait. » Ce n’est pas de la résignation, mais « c’est comme cela ».  Dans les petites villes industrielles, beaucoup n’ont aussi jamais gagné autant d’argent, parce que de nombreuses entreprises ont abondamment recruté des ouvriers qualifiés ou des techniciens. Et cette richesse percole. Elle permet par exemple d’aider la vieille grand-mère qui a une petite pension et qui manque de tout. Comme le Belge moyen, le Russe moyen suit les médias, et croit, ou ne croit pas. Tant que cela n’affecte pas sa vie de manière directe. Et chez les Russes, il en faut vraiment beaucoup pour qu’ils considèrent cela !

Vous êtes Belge, mais vous portez un nom de famille russe…

– Je suis un enfant de l’après-guerre, née à Pont-à-Celles. L’époque où les classes étaient dédoublées et où, aux communions, on n’arrivait pas à caser tout le monde dans le chœur. Une génération très particulière dans un village partagé entre les fermiers et les ouvriers de l’arsenal des chemins de fer ou des industries. Absolument pas le romantisme du village où les gens sont solidaires et se connaissent. Mais où tout le monde s’intéresse à la vie des autres non pour les aider, mais pour faire des cancans. Où il  n’y a rien de privé. Un système de contrôle social tellement extraordinaire qu’il m’a toujours inspiré un profond désir de vivre en ville.

– Vous aviez une grande famille ?

– Non, parce que mon père n’avait pas de famille. Ma grand-mère belge, elle, en avait une grande. Nous étions trois, j’étais l’aînée, ce qui est bien.

– Justement, votre père ?

– Il faisait partie d’une immigration tout à fait marginale. Né à Ielets, dans la Russie de Tchékhov, à 400 km au sud de Moscou, il faisait son service militaire quand la guerre a commencé. Il était dans les premières lignes enfoncées par les attaquants. En 1943, les Allemands ont eu besoin du charbon des pays occupés. Pour cela, des prisonniers de guerre soviétiques ont été transportés en wagons à bestiaux des camps en Pologne et “distribués” tout le long du bassin minier, de Verviers au nord de la France. Mon père et trois autres prisonniers ont fini par s’évader du charbonnage de Courcelles, et ont été récupérés par le groupe G, qui cachait les Soviétiques. Le chef du groupe était l’oncle de ma mère. Quand il a été dénoncé à la Gestapo, les prisonniers cachés chez lui ont été déplacés. Deux sont arrivés chez mes grands-parents belges, dont mon père, qui a fini la guerre à faire des sabotages avec le groupe G. Il a aussi rencontré la fille de la maison. Il ne parlait pas le français, elle pas le russe. Par sécurité, ceux qui les cachaient ne parlaient devant lui qu’en wallon, qu’il a longtemps pris pour du français. Ils sont mariés en 45. Et il n’est pas retourné, forcément. Ses parents étaient morts. Il se sentait autorisé à rester en Belgique. La résistance l’a aidé à trouver du travail. Contrairement à ce qu’on croit, il y a eu alors des années de chômage. Quelqu’un l’a redirigé vers un ingénieur russe qui travaillait dans des charbonnages. Il y est devenu réparateur de locomotives.

– Votre mère ?

– Elle était la bonne Belge faite pour épouser le fils du voisin, dont les parents se connaissaient depuis au moins trois générations. Cela a toujours été un mystère pour moi et mes frères : comment s’est-elle lancée là-dedans ? Je n’ai jamais compris ni rien demandé. Mon père a vécu jusqu’à cent ans. Ce qui s’appelle s’agripper à la vie. Un survivant, très rigide. Très exigeant. Parce que, lui, rien ne lui avait été donné. Par exemple, il n’y avait pas de deuxième place à l’école. Quand, bien plus tard, j’ai défendu ma thèse, mes parents sont venus à la soutenance. On m’a dit : « Ton père a l’air de considérer cela comme absolument naturel. » C’est l’héritage de notre génération. Le sens, non de la réussite, mais d’aller jusqu’au bout de ce qu’on fait.

Malgré tout, vous avez eu une jeunesse heureuse ?

– Oui. Dans le village, j’étais la fille du Russe qui avait épousé la fille des untel de la rue Launoy. J’aimais beaucoup l’école, qui était vraiment ma vie sociale. J’ai eu une adolescence peu intégrée dans le village parce que j’allais à La Louvière, dans un établissement catholique avec uniformes, nonettes à voilure, messe une fois par semaine, et des règles si strictes et arbitraires qu’on pouvait se faire une réputation de rebelle sans risquer plus qu’une retenue ou quelques jours d’expulsion. Mais cela m’a donné envie de fuir, de respirer plus large que  Pont-à-Celles. Pour aller à la messe, on devait être était à quatre épingles, avec les chaussettes les plus blanches. On passait devant toutes ces dames assises sur les pas de leurs portes, qui paraissaient très vieilles parce qu’elles s’habillaient en noir. À chaque fois, il fallait dire : bonjour madame, bonjour monsieur. Et mon père tirait son chapeau… Je marchais en pensant : « Un jour je ficherai le camp et ils ne me reverront plus. »

– Vous avez la nationalité belge, mais pas russe…

– Je ne sais pas sous quelle nationalité je suis née. Mon père était enregistré comme russe, mais à l’époque, la Russie n’existait pas. Longtemps, sur ma convocation électorale, il était écrit : « Belge par naturalisation ordinaire du père. » Un seul de mes frères est né belge directement. Mon père n’a demandé sa naturalisation qu’en 1952, parce qu’on lui avait fait du chantage au permis de travail. Appelé par le bourgmestre, celui-ci lui avait dit : « Vous avez une fille brillante, pourquoi vous la mettez chez les sœurs ? Cela serait bien si l’école communale pouvait ramasser les bons éléments. » Il lui a mis le marché en main :  le renouvellement ou non de son permis de travail. « Chez nous, les Russes, c’est la mère qui s’occupe de l’éducation des enfants, a répondu mon père. Pour les fils, c’est le père. Ils iront à l’école communale. Ma fille, non. Vous connaissez ma femme, elle est croyante… » Mon père a eu la prolongation de son permis de travail, mais a introduit une demande de naturalisation. Pour son mariage, il avait déjà dû se convertir au catholicisme, afin de ne pas être réduit à se marier dans la sacristie – comme les filles enceintes, un stigma qu’il ne voulait pas lui infliger ! Et avait dû promettre que ses enfants seraient élevés dans la foi catholique. 

– On mangeait russe à la maison ?

– Ma mère a toujours été une excellente cuisinière. Elle avait appris des recettes avec des femmes russes. Elle faisait de super bortschs, des pelmeni, des blini…  Elle s’est éteinte trois ans avant mon père. Je ne suis pas certain qu’elle a eu une vie très heureuse, mais elle n’était pas douée pour le bonheur. Elle avait fait une chose d’énorme en épousant cet homme qui venait de Dieu sait où, qui avait des références culturelles très différentes. Elle avait toujours peur qu’il fasse quelque chose qui aurait attiré l’attention. Elle craignait toujours qu’il boive, alors que je ne l’ai vu ivre qu’une fois dans ma vie. Elle était toujours inquiète.

– Votre père était doué pour le bonheur ?

– Quand on a survécu à tout, c’est sûr ! Depuis qu’il était en âge de se souvenir, il n’avait connu que des drames, des arrestations, des déportations, la mort brutale de son père, des gens qui disparaissaient, puis la guerre et la perte de son pays…

– On appellerait cela de la résilience ?

– Je n’aime pas ce mot, parce que, dans “résilience”, il y a quelque chose de l’ordre de l’acceptation.  Je préfère quelque chose d’actif, comme “On passe au travers” . Tandis que résilience, cela veut dire : “Oui, bon, cela ne va pas, mais enfin…”

– Après vos humanités, vous faites des études de traducteur-interprète néerlandais-russe, vous vous mariez avec un chercheur et le suivez dans son postdoc aux États-Unis. En rentrant, vous choisissez d’apprendre le journalisme et êtes engagée ensuite au Courrier de la Bourse. Puis, comme vous habitez Nivelles, vous couvrez le Brabant wallon pour Vers l’Avenir et La Cité…

– Journaliste en Brabant wallon, j’ai beaucoup aimé. Cela été la chose la plus formatrice que j’ai eue. Longtemps, j’ai cru que tous les jeunes journalistes devraient commencer par la locale. Pas du régional, du local. Là, si on se trompe sur le nom de quelqu’un, la rédaction sera assaillie de réactions. Alors que, si vous errez dans les grandes largeurs en parlant de la Russie ou des États-Unis, personne ne bronchera. Après un moment, j’avais fait le tour du Brabant wallon. Un ami m’a suggéré d’entreprendre une thèse de doctorat. Suite à des changements de règlement, j’ai fini par faire en France un DEA (Diplôme d’Études Approfondies) sur… “La jeunesse soviétique, une comparaison entre la presse officielle et la presse académique”. Pour cela, la Communauté française m’a octroyé deux bourses pour travailler en bibliothèque à Moscou. 

– Et ainsi a débuté une nouvelle histoire…

– Ce DEA a servi de base à mon premier livre sur l’Union soviétique : Les enfants de Gorbatchev. Quand j’étais là, il se passait plein de choses. Rentrée en Belgique, je me suis interrogée sur ce que je savais faire d’original. Je ne parlais pas trop mal russe, j’avais des contacts. J’ai pris langue avec Le Soir, à qui j’ai assuré que je pouvais obtenir une accréditation et un logement sur place sans problème, ce qui n’était pas le cas. Mais, si cela ne l’engageait à rien, le journal a accepté. J’ai fait la même proposition au groupe Sud-Ouest en France, et à La Liberté en Suisse. Accréditée en décembre 1985, il m’a fallu six mois de galère pour trouver un appartement dans les immeubles réservés aux étrangers. J’y ai rencontré Andrew, Wilson, le correspondant britannique de l’Observer, qui vivait au 10e étage. Il m’a sauvé professionnellement en me donnant accès au téléphone international et au télex. Très vite, nous formerons une équipe formidable, professionnelle et personnelle. En 1992, nous fondons l’agence de presse European Press Agency qui publiait sur papier. Et, depuis 1999, uniquement en ligne.

– Quelles sont les grandes transformations auxquelles vous avez assisté ?

– À mon arrivée, c’était extrêmement soviétique. Tout le monde attendait que Gorbatchev explique ce que voulaient dire Perestroïka et Glasnost. Puis, il y a eu une période d’allègement progressif et l’indépendance de la Russie, le 1er janvier 1992, lorsque 15 républiques ont remplacé l’Union soviétique. Ensuite, il y a eu la période Eltsine, où tout était bordélique. Fascinant pour un journaliste. Mais très difficile pour la population. En 2000,  l’élection de Poutine. Contrairement à ce qu’on dit maintenant, il y avait alors une demande de coopération avec l’Occident, une fascination pour l’Union européenne, beaucoup d’intérêt populaire et académique. La réélection de Poutine en 2012 correspond à une rupture. En 2011, l’opposition avait occupé la rue avec de grandes manifestations et une ferveur extraordinaire. Mais cela ne voulait pas dire que les gens allaient voter pour l’opposition. On l’a cru, et cela a été une erreur. Mais c’était fascinant. Ensuite, très rapidement, il y a eu un durcissement.

– Pourquoi ?

– Parce que s’est installée au Kremlin la conviction, partagée par une partie de la population, que ces grandes manifestations avaient été orchestrées par les Occidentaux pour reproduire le Maïdan survenu en Ukraine. Depuis lors, il y a eu cette dérive complète où avoir des contacts avec certains milieux occidentaux était déjà préparer une insurrection, une prise de pouvoir. Beaucoup de choses visaient essentiellement avec les Américains.  Et les Européens ont mal joué leur jeu. Ce n’est que maintenant que les Russes se rendent compte que les Européens ne sont pas les Américains. Ça aurait été bien de le signaler auparavant. 

– L’URSS en 1985, c’était comment ?

– Terriblement bureaucratique pour les étrangers. Tout était conçu pour quelqu’un qui dépendait d’un journal qui faisait pour lui toutes les démarches. Moi, j’étais une extraterrestre. Étant hors des structures, cela m’obligeait aussi à être plus curieuse. Et comme je parlais suffisamment pour fréquenter des endroits et des gens que les correspondants normaux ne voyaient pas… Matériellement, c’était une vie un peu coloniale. Un milieu très fermé. J’étais aussi atypique, parce qu’il y avait très peu de femmes correspondantes. 

– Comment était la société russe à la fin du communisme ?

– Les gens qui affirment que, du temps de l’URSS, c’était bien ne savent pas ce qu’ils disent. Par exemple, pour faire ses courses. C’était déjà très pénible en 1986-1987, mais surtout entre 1989 à 1991, tout s’est dégradé d’une façon épouvantable. Les magasins étaient quasi vides à part des rangées de poissons en conserve. Mais, on commençait aussi à avoir des kiosques, des échoppes où on trouvait à peu près de tout, et des marchés où des cultivateurs issus de différentes républiques vendaient fruits et légumes. Jusqu’à ce que cela soit repris par des mafias, et que des structures financières, de grandes sociétés internationales, introduisent Carrefour, Ikea, etc. Beaucoup de gens ne se sont pas reconnus dans les changements, avec un fossé générationnel entre les jeunes demandant plus de la société nouvelle, et leurs parents, ou leurs grands-parents, qui avaient la nostalgie de l’époque où c’était plus solidaire, plus chaleureux, où les gens pensaient à autre chose qu’à gagner plus d’argent. Auparavant, par exemple, il était fréquent que quelqu’un aille dire à sa voisine qu’il lui manquait 5 ou 10 roubles pour terminer le mois, ce qui pouvait être un dixième d’un salaire mensuel. Et on lui donnait. Des amis ont payé leurs études comme cela, tout le monde qui donnait un petit peu.

– Et le travail de journaliste ?

– Avec la libéralisation, tout a été facilité. On a eu accès à tout le territoire. Nous partions de Moscou avec un numéro de téléphone, et on était accueillis à l’arrivée, mis en contact avec d’autres. Dans les républiques, on rencontrait les Premiers ministres aisément. Et puis tout ce petit monde s’est pris plus au sérieux, il fallait de multiples cartes d’accréditation.  À Moscou par exemple, l’accréditation globale suffisait pour entrer à la Douma, le Parlement. On allait régulièrement voir des députés, mais aussi pour les sandwiches au caviar, absolument extraordinaires, qui ne coûtaient rien du tout. À partir de 2012, on a senti qu’il y avait des questions qu’il valait mieux de ne plus poser… Nous avons été accrédités jusqu’à 2018. On disait toujours qu’on était les vétérans de la correspondance à Moscou. Les Russes savaient très bien qu’on n’était pas là en permanence, nous savions qu’ils savaient… On allait en Russie trois-quatre fois par an, pour deux-trois semaines, en voyageant. Ensuite, Andrew a eu un problème de santé et on n’a pas pu renouveler les documents à temps. Puis il y a eu le Covid, et ensuite la guerre. Aujourd’hui, cela m’intéresse moins d’y retourner. Certes, j’aimerais revoir des amis, me promener dans les rues, voir à quoi cela ressemble… Mais je n’ai plus la fascination que j’avais pendant plus de 25 ans. Un peu de peur aussi sans doute de ce que je trouverai.

– Là-bas, vous vous sentiez russe ?

– Je ne me suis jamais sentie russe. Mais j’ai l’influence de la culture russe. Un éveil progressif. Dès l’école, je connaissais des auteurs, des noms… J’avais même appris les fables de Krylov en plus de celles de La Fontaine. J’étais le singe savant de l’école maternelle. Lors d’une inspection, il y avait toujours une institutrice pour dire : « Ah, mais nous avons une petite Russe ! Et elle peut vous réciter le corbeau et le renard! » . Moi, très fièrement, je faisais Le corbeau et le renard de La Fontaine, puis elle ajoutait : « Et même le dire en russe ! ». Et je récitais la version de Krylov, qui n’est pas une traduction, mais une variation sur le même thème. 

– Dans votre jeunesse, vous aviez donc une partie de culture russe…

– Pas beaucoup, parce qu’on ne parle pas de « langue maternelle » pour rien. Au sein de la famille, on parlait le français. Mon père n’a jamais parlé russe avec mes frères. On le parlait à la maison quand venaient des amis, mon père étant prêt à faire la moitié de la Belgique pour trouver quelqu’un avec qui parler russe. Je regrette beaucoup la rupture des liens culturels, parce que, comme l’académique, c’est essentiel. Poutine ne va pas monter au 7e ciel si on passe un concerto de Tchaïkovski, ou qu’un pianiste russe participe au concours reine Élisabeth. Évidemment cela permet à d’autres de gagner. Comme dans le sport, le nombre de nouveaux médaillés – parce que tous les athlètes russes ne sont pas là. C’est navrant. C’est vrai que, en Russie, je n’étais pas vraiment à l’étranger non plus. Mais il y a des choses qui me heurtaient. Moi, je suis belge, point final. Il n’y a rien qui m’irrite plus que quand des gens disent « Belge d’origine russe ». Je ne suis pas un vieux cheval, né de mère unetelle et de père untel. Je ne veux pas d’étiquette. 

– Il y a toutefois en vous des apports de caractère russe?

– J’ai certainement beaucoup du caractère de mon père, mais je ne crois pas que c’est parce qu’il est russe. C’est parce qu’il était comme il était. Ce qui a peut-être d’un peu différent est une sorte de pessimisme-optimiste ou d’optimisme-pessimiste. Ou bien on est pessimiste et on se dit : « Oui, mais cela va finir par s’arranger. » Ou bien on est optimiste et on se dit : « On ne sait jamais, mais cela pourrait changer. » Je suis opposée à une recherche d’identité à tout prix. Est-ce tellement intéressant de savoir ce que faisait son arrière-grand-père ? C’est ce que je fais maintenant, moi, ici, qui compte. Je n’ai pas de passé. Je le ressens profondément, peut-être parce que je n’ai pas connu trois quarts de ma famille.  J’avais près de 30 ans quand j’ai vu pour la première fois une photo de mes grands-parents paternels ; ma grand-mère belge a mis au rancard toutes photos incluant son mari après leur séparation et on ne parlait jamais de lui. 

– Vous n’êtes jamais retournée dans votre famille russe ? 

– Je suis allée dans le village où était né mon père pour la première fois fin des années 70. J’étais assez horrifiée. Mon père me racontait des histoires d’un village très grand, joyeux, riche… Et je me suis retrouvée dans la voiture brinquebalante d’un cousin. Puis j’ai vu à quoi ressemblaient le village, et la maison familiale. La collectivisation qui avait coûté la vie d’une partie de sa famille était un désastre économique et social. La zone avait été occupée pendant la guerre, et une partie de la maison avait été brûlée. C’était d’un primitif extraordinaire, bien loin de ma Russie imaginaire. J’aime le sentiment d’immensité, la brume matinale au-dessus des étangs, les vieilles isbas – mais ce monde, ce n’est pas moi. J’ai encore des cousins de mon âge, on s’appelle de temps en temps, mais nos enfants ne communiquent pas. On n’a pas grand-chose en commun, quel que soit leur niveau d’études.

– Nous n’avons pas encore abordé votre vie académique…

– Tout a commencé quand Éric Remacle, professeur de science politique à l’ULB, m’a invitée dans un cours sur la géopolitique de la Russie et l’espace postsoviétique. J’ai ensuite donné des leçons dans un master en relations internationales à horaire décalé.  Absolument superbe. Puis, par hasard, le recteur du département de droit et science politique à Liège m’a proposé de donner cours chez eux. En discutant un soir à l’apéro m’est revenue l’idée de faire un doctorat qui donnerait une assise à mes cours. Puis d’en faire un chacun, moi en sciences politiques à l’ULB, Andrew à l’ERM et la KUL, en histoire militaire. C’était dur, parce que la façon de penser, d’écrire n’est pas la même. Mais c’est une discipline fabuleuse. Après ma thèse, j’ai écrit le livre L’énergie diplomate, chez Bruylant. J’ai beaucoup écrit sur la Russie. Le dernier livre était sur Poutine, l’homme que l’Occident aime haïr, chez Jourdan.

– Que pensez-vous de lui ?

– À l’heure actuelle, on ferait bien sans lui. Il est devenu un obstacle à tout. Même ceux qui prennent plusieurs paires de gants avant de toucher le sujet disent : on n’en veut pas au peuple russe, mais à Poutine. On en revient toujours là. Parfois, j’espère qu’il aura une révélation, comprenant qu’il est devenu une gêne pour son pays, pour la place de la Russie dans le monde. Et qu’il se retirera. Mais on ne retournera jamais au début des années 90 et au romantisme pro-occidental. Actuellement, personne en Occident ne veut toucher Poutine avec des pincettes. Il s’en fout, royalement. Les Russes partent du principe que “on ne les aime pas”. Donc, si on ne les aime pas, c’est vers la nature des choses. Cela a pendant longtemps été la grande différence avec les Américains. Ces derniers ont toujours envie qu’on les aime. Même quand ils se trompent et commettent des horreurs, en Irak, ou en Afghanistan, ils veulent entre dire qu’heureusement, ils sont venus et ont sauvé ceci et cela. Les Russes, non. Ce qui est intéressant est que Trump, lui aussi, s’en fout. Mais pour des raisons différentes. Il se dit qu’on ne l’aime pas parce qu’il est trop fort. Les Russes, eux, ont depuis des siècles l’impression qu’on les regarde de haut, qu’on ne les aime pas. Et font avec.

– Vous avez dû connaître plusieurs dirigeants russes…

– J’ai connu le Eltsine du tout début, debout sur une caisse à savon en train de haranguer la foule en face de la mairie de Moscou. Poutine a commencé dans l’ombre. Eltsine, c’était l’inverse. Il a foncé comme l’éléphant dans un magasin porcelaine. Je ne l’ai jamais apprécié. Il n’était pas un démocrate, il voulait le pouvoir à la place de Gorbatchev. On m’a aussi reproché de n’avoir non plus « reconnu » Navalny. Parce qu’il a commencé sa carrière de manière très populiste, en rentrant dans une lutte des clans à l’intérieur de l’opposition. Et puis il a émergé. Mais j’ai une grande admiration pour son courage physique, presque suicidaire. Rentrer d’Allemagne comme il l’a fait, c’ était se jeter dans la gueule du loup. Et puis, on ne peut pas être un homme ordinaire quand on a suscité un tel amour chez une femme. Loulia est rentrée avec lui, sans leurs enfants. Navalny était une vraie bête politique, ils auraient pu être une affiche de la propagande russe, cet homme élégant, cette belle femme blonde, l’air très russe tous les deux. Ils ont choisi autre chose, chapeau.

– La suite était prévisible ?

– Ou bien il cédait, ou bien il se faisait bouffer. Mais je n’aurais jamais cru que le système irait jusqu’à l’emprisonner dans ces conditions. Qu’on le mette six mois dans une prison en dessous de l’Oural, oui. Cet acharnement à le détruire a quelque chose de sidérant. 

– Mais ancré dans une tradition ?

– Le côté “je gagne tout, je ne gagne rien”, oui. Ils étaient tous les deux dans ce même trip. Je décapite l’autre, ou c’est lui qui me décapite. C’est un gros problème russe, mais qui touche aussi les Ukrainiens, moins différents des Russes qu’ils ne veulent le croire. Ils sont aussi jusqu’au-boutistes. En plus, les Russes sont pathologiquement désorganisés. Ma mère disait toujours: quand une organisation fonctionne bien, mettez un Russe dedans, et tout part en sucette… 

– Votre agence de presse produit toujours des analyses ?

– Oui, en accès gratuit. Mais mener cette entreprise seule est quand même très lourd. Cela continue à m’intéresser, peut-être moins me passionner. Je publie deux articles par mois. Cela me suffit amplement, mais il me manque le côté discussion permanente que j’avais avec Andrew.

– Que vous reste-t-il de la spiritualité catholique ?

– J’ai progressivement cessé de fréquenter l’église, sauf pour les baptêmes, mariages, funérailles. Et j’en sors chaque fois déçue, car, de manière générale, je trouve que les offices catholiques sont d’une pauvreté intellectuelle très froide, même si on a inventé des rituels qui m’embarrassent, comme se serrer la main pour transmettre je ne sais quoi, sans cesser de s’assoir et de se mettre debout. Je compare avec l’Église anglicane où l’on ressent un sentiment de communauté, car tout le monde chante à pleins poumons des hymnes traditionnels, connus de tous. 

– Et chez les orthodoxes ?

– Même sans avoir la foi, on se sent ensemble. « Il se passe quelque chose. » Notamment pendant la nuit de Pâques lorsque le cierge s’allume et puis que tous clament « Christ est ressuscité » trois fois, on sent qu’il s’est passé quelque chose. On accède à la communauté et à la spiritualité, on sort de soi. Chez nous, tous les grands compositeurs ont écrit des messes, des vêpres… qu’on n’entend plus qu’au concert. Quelque chose qui me préoccupe aussi est la manière dont les nouvelles générations éduquées sans aucune référence à la Bible ou la religion chrétienne pourront voir les musées où tant de tableaux s’y réfèrent. Ce n’est pas une préoccupation religieuse, mais culturelle, à une époque où on parle tant de “racines”.

– Les Russes vivent leur spiritualité de manière particulière ? 

– L’expression “âme russe” me déprime. Mais il existe chez eux quelque chose de particulier, très différent de notre esprit cartésien ou du pragmatisme anglo-saxon : la tendance à verbaliser, à outrance, en partant du particulier au général et non l’inverse. Une approche holistique, la fascination pour le polymathe qui, chez nous, est souvent synonyme de brouillon. On pourrait parler d’un manque d’esprit de synthèse, avec des discussions pour le plaisir de discuter, des nouvelles de 250 pages, des textes brouillons, une sorte d’ivresse du mot qui fait des soirées fabuleuses et des réunions dont on sort brouillé avec tout le monde (jusqu’au lendemain). Je ne sais pas, une fois de plus, si c’est l’inné ou l’acquis, mais j’aime cela. J’ai la nostalgie de ces diners (y compris familiaux) où on pouvait sortir les arguments d’une mauvaise foi extraordinaires, parler tous en même temps, quand personne n’avait un portable et donc sans risques qu’un jour, une horreur que l’on a pu dire ressorte pour prouver que vous êtes un “-phobe” quelconque.

Propos recueillis par Frédéric ANTOINE

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