Pour 2024, tout ce qu’on ne “vœux” pas
Pour 2024, tout ce qu’on ne “vœux” pas
Et si cette année, pour rester dans la tradition tout en évitant sa lourdeur, on ne prononçait pas des vœux pour 2024, mais des antivœux ? Des souhaits à l’envers, en quelque sorte. C’est ce que L’appel a proposé à des personnalités des mondes socio-politique, associatif et de la culture. Certaines ont trouvé le temps de répondre à notre sollicitation chacune à leur manière, en respectant plus ou moins les règles du vœu.
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Geneviève Damas, dramaturge, romancière, comédienne et metteuse en scène belge. Dernier roman : Strange (Grasset, collection Le courage, 2023).
Des antivœux? Quand on m’a appelée pour me demander : « Écris des antivœux. Si ça te semble possible, bien sûr ! », j’ai répondu que oui, un écrivain écrit sur tout. Même si “Anti” n’est pas mon truc. Dans mes textes, j’essaie de ne pas utiliser la négation. De rester positive. Aussi à : « Jules ne viendra pas. », je substitue « Jules restait chez lui. » Et je préfère « Le chien était laid » au « Le chien n’était pas beau » Des antivœux donc. J’ai gambergé longtemps. Puis, eurêka, j’ai pensé à une succession de phrases négatives. Je ne vous souhaite pas la guerre. Je ne vous souhaite pas la haine. Je ne vous souhaite pas la pollution. Je ne vous souhaite pas la perte de ceux que vous aimez. Et je me suis arrêtée. Quelque chose clochait. Je me suis cassé la tête. Devant mon ordi, au feu rouge, au supermarché, dans la cuisine. Puis le franc est tombé. Un antivœux n’est pas un vœu. Quand j’écris : « Je ne vous souhaite pas la guerre », cela ne dit pas que je vous souhaite la paix. Pareil pour la haine. Pour le saccage de la nature. Pour la perte de ceux que vous aimez. Ne pas vouloir n’est pas assez. Et j’ai pensé que la vie était trop courte pour des antivœux. Que j’allais désobéir. Alors voilà. Je vous souhaite la paix jusque dans les moindres recoins de votre vie. De goûter chaque jour au mystère et à la beauté de la nature. De chérir ceux que vous aimez. Et d’être aimés.
Étienne de Callataÿ, économiste belge dont la vision englobe non seulement l’évolution de la macroéconomie et des marchés financiers, mais également une vision sociale.
Je vois deux portes d’entrée. Première porte : l’antivœux pourrait être ce que l’on ne souhaite pas voir advenir ou persister. À la Liste de mes envies, titre d’un chouette livre de Grégoire Delacourt (2014), répondrait la liste de mes non-envies, ou, s’inspirant du « I would prefer not » de Melville et de son scribe Bartleby, la liste des “envies de pas”. Elle est longue, et sans grande originalité : pas la guerre, pas la violence, pas la pauvreté, pas la peur, pas la discrimination, pas l’illibéralisme, pas le dogmatisme, pas les rejets des demandeurs d’asile, pas la méchanceté, pas l’arrogance, pas l’irrespect, pas l’ostentatoire, pas le « bêtement polluant », pas les mensonges, pas la malhonnêteté intellectuelle, pas l’opacité, pas l’hypocrisie.
Mais arrêtons-nous ici pour pousser la seconde porte. L’antivœux pourrait être la critique de certains vœux formulés par autrui. L’économiste classique pensera que chacun est le mieux placé pour savoir ce qui est bon pour lui et donc, à condition bien sûr de ne pas nuire à autrui, tout vœu est légitime (…). Mais qu’est-ce que ne pas nuire ? C’est bien sûr respecter l’intégrité physique et mentale de tout humain, mais le champ de nos interdépendances étant infini, ce que fait l’autre m’affecte. (…) Sans être donneur de leçon, je suis donc habilité à critiquer certains vœux, voire je me dois de les dénoncer ! Lesquels ? On y trouvera les vœux de type “ostentatoire”, style “je voudrais une belle voiture” ou “une porte de garage Hörmann”. On y trouvera des voyages lointains, du style “se dépêcher d’aller voir la nature sauvage tant qu’elle est là”… en ne voyant pas que, ce faisant, on accélère la destruction de celle-ci. Mais ce n’est pas tout. À côté de ces vœux matérialistes, dont la critique doit se concentrer sur ceux formulés par des personnes nanties, il y a une autre forme de vœu que je souhaite ne pas entendre, celle qui relève des seuls champs de la résignation et de la déresponsabilisation. Souhaiter, oui, et en même temps agir à la mesure de ses capacités, ne serait-ce que comme consomm’acteur.

Aurore Kesch, Présidente de Vie Féminine, mouvement d’éducation permanente féministe qui permet à des femmes d’horizons différents de militer et se renforcer ensemble.
Quand on travaille quotidiennement à faire valoir les droits des femmes, avec les femmes elles-mêmes, en accordant un vrai temps aux processus collectifs, pour qu’ils œuvrent à construire une parole collective et émancipatrice, à partir d’expériences individuelles et spécifiques, on peut dire qu’on ne manque pas de défis… et d’obstacles sur la route. En 2024, ce que je voudrais écarter de notre chemin, ce sont justement les temporalités de la pensée de l’immédiateté et des kits de “pensée toute faite” et unilatérale, les propos haineux désormais désinhibés (et la binarité clivante qu’ils induisent), notamment sur les réseaux sociaux. En 2024, je voudrais que disparaissent ces modalités de “micros-trottoirs” qu’on nous assène comme des vérités ultimes, et qui nous dressent les uns contre les autres, nous fragilisent, en entravant de plus en plus la construction de communs, de nuances, de solidarités politiques. Ces solidarités politiques qui font parler nos différences. Celles qui nous apprennent à “faire solidarité” avec d’autres, sans forcément vivre les mêmes choses, pour véritablement “faire société”. Celles qui nous permettent de faire caisse de résonnance pour donner à voir, avec les femmes les plus invisibilisées et marginalisées, ce que le monde oublie et néglige de leurs réalités.

Christine Mahy, Secrétaire générale chez Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, rassemblant ceux qui luttent pour que tous disposent de Droits pour vivre dans des conditions correctes.
Je ne vœux plus… que les montagnes ne soient pas à déplacer, que les gens ne soient pas considérés comme LA richesse, que les richesses matérielles/immatérielles et naturelles ne soient pas précieusement mobilisées et justement utilisées, que le combat contre toutes les inégalités ne soit pas le cœur des priorités ! Je ne vœux plus que les possibles pour concrétiser tout cela soient encore refoulés et piétinnés ! Je ne vœux pas le retour à la charité. Je vœux des droits, de la justice et de la solidarité ! Je voeux que le droit à l’aisance des populations aujourd’hui exploitées, appauvries, confinées dans une vie dégradée, devienne effectif ! Je vœux que se loger et se chauffer, s’alimenter, se déplacer, se soigner, permettre le parcours scolaire choisi à ses enfants, disposer d’un statut, disposer d’un revenu décent, ne soient plus la préoccupation quotidienne. Ainsi le droit à l’aisance, pour être sujet de sa vie ET sujet au sein et au bénéfice de la collectivité, en projet pour sa vie ET pour la collectivité, peut s’installer au cœur de la traversée de la vie.

Delphine Guyot, Directrice de la Ligue des Familles, qui soutient et défend toutes les familles en Wallonie et à Bruxelles.
Je ne veux plus que les parents soient confrontés à la pénurie de places en crèche. La ministre de l’Enfance a dégagé des budgets en vue de créer 5 200 places. C’est bien mais insuffisant ! La Ligue des familles a fait le calcul : c’est de 15 000 places dont nous avons besoin ! Pour les enfants, un accueil de qualité améliore leur développement dès leurs premiers jours. Pour les parents, c’est le premier outil de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. La Communauté française n’y arrivera pas seule. Les Régions et les Communes doivent s’unir à l’effort pour que tous les enfants en bénéficient. Le Fédéral est tout autant concerné car le manque de places en crèche n’est qu’un bout de la chaine. Rendre plus attractifs les congés parentaux et allonger le congé de paternité sont autant de leviers pour diminuer la saturation des milieux d’accueil de la petite enfance. Prendre soin des parents et des enfants doit être l’affaire de tous les responsables politiques, toutes compétences confondues.
Solayman Laqdim, Délégué général aux droits de l’enfant, qui « assure la promotion des droits et intérêts de l’enfant et organise des actions d’information sur ces droits et intérêts et leur respect effectif ».
En 2024, je ne vœux pas voir la situation des droits de l’enfant se dégrader en Wallonie et à Bruxelles. Je ne vœux pas que notre pays peine à se saisir des problématiques qui affectent considérablement les droits de l’enfant (pauvreté, santé mentale, migration, violences). Je ne vœux pas que la Belgique tarde à prendre des décisions fortes pour favoriser l’équité, la participation, la protection et l’émancipation des jeunes. Je ne vœux plus voir d’enfants dormir dans la rue. Je ne vœux plus d’une pauvreté en hausse. Je ne vœux plus que la violence éducative dite ordinaire continue d’exister. Je ne vœux plus qu’un tiers des enfants souffrent d’anxiété ou de dépression. Je ne vœux plus voir une file interminable pour solliciter des demandes d’aide. Je ne vœux plus qu’un seul enfant soit discriminé en fonction de son origine, son identité, sa religion, son genre ou encore son orientation sexuelle. Même si le chemin est encore long, sinueux et semé d’embuches, je poursuivrai, sans relâche, mon travail avec l’espoir qu’un jour, ces vœux n’en soient plus.

Patrice Mincke, acteur et metteur en scène belge. Dernière réalisation : Les garçons et Guillaume, à table !, de Guillaume Gallienne.
Puisse 2024 jeter sur le monde une lumière encore plus polarisante qu’aujourd’hui. Nous développerons alors notre faculté à ne nous entourer que de gens qui partagent nos opinions afin de pouvoir asséner aux autres une vision du monde belliqueuse et affirmative. Les questions de l’égalité des genres, de l’inclusion, de l’intégration, des migrations, des conflits internationaux, du réchauffement climatique et bien d’autres seront abordées sous ce prisme ; en effet, l’écoute de ceux qui ne partagent pas notre avis n’est-elle pas un signe flagrant de faiblesse ? En 2024, nous serons forts, affirmatifs, vindicatifs ! Cette absence d’écoute permettra à notre belle société capitaliste de prospérer et de continuer le mouvement de fond, entamé il y a quelques décennies, qui consiste à appauvrir les plus pauvres et enrichir les plus riches. Nous pouvons compter pour cela sur les meneurs d’opinions apparus récemment, comme le sage Javier Milei (« L’envie, qui est le fondement de la justice sociale, est un péché capital. ») et sur des foules d’électeurs clairvoyants.
Myriam Leroy, journaliste, chroniqueuse, auteure, réalisatrice de documentaires et romancière belge. Dernier roman : Le mystère de la femme sans tête (Paris, Seuil, 2023).
Pour 2024, je ne nous souhaite pas : autant d’images qu’en 2023, de blabla, de réseaux sociaux, de messageries, de sollicitations, d’informations à traiter, de rapidité, de propagandes à trier… Je ne nous souhaite pas : d’être pendus aux notifications, aux pushs, à toutes ces alertes qui nous obligent à une vigilance de chaque instant, à ces influx qui troublent jusqu’à nos rêves au creux de la nuit et abîment, fatiguent, agressent. Alors que s’élance déjà la campagne électorale, je nous souhaite moins de polémiques, de récupérations, d’attaques, moins de pantomimes stériles et d’anathèmes hostiles. Je nous souhaite un retour à la simplicité, à la lenteur, à l’authenticité. À la distraction, le nez en l’air, les mains en poche. Au dialogue, à deux, à armes égales. Je ne nous souhaite pas le débat, je crois qu’il a montré ses limites et perversions, je ne crois plus aux joutes, aux bras de fer, aux jeux de barbichettes. Je nous souhaite juste, un peu, un tout petit peu de conversation. Un peu d’empathie et de compassion. Je nous espère à l’abri dans des cabanes, et les bras de nos amis.
Vanessa Matz, femme politique belge wallonne, membre des Engagés, députée de la Chambre des représentants de Belgique depuis 2014.A été sénatrice et échevine à Aywaille.
Pour 2024, ce que je ne vœux pas, c’est une société divisée, fracturée par les inégalités et qui est en tension permanente. Je ne vœux pas d’une société violente, prête à imploser tant les citoyens se sentent très éloignés des querelles politiciennes qui ne répondent pas à leurs légitimes préoccupations telles que le pouvoir d’achat, le climat, la sécurité, les soins de santé, l’emploi… Je ne vœux pas d’une société incapable de cohésion sociale, de nuance pour appréhender des sujets de plus en plus complexes. Je ne vœux plus d’une société injuste à bien des égards, qui jette au bord du chemin des milliers de personnes qui ne trouvent pas dans les politiques menées la réponse à leurs problèmes quotidiens et qui sont tentées de se tourner vers les extrêmes, seule manière pour ces dernières de crier toute leur détresse. Ce que je ne vœux pas, c’est qu’en cette fin d’année, des personnes plus vulnérables ou plus âgées soient dans l’isolement sans liens sociaux indispensables et essentiels pour plus de bien-être.

Annick Castiaux, rectrice de l’Université de Namur depuis 2021. Docteure en sciences, elle est chercheuse et enseignante en management de l’innovation.
Je ne vœux pas d’actes violents envers la Terre, envers les gens… Nos mains doivent construire, réparer, respecter, et savent embellir, caresser, apaiser… C’est notre humanité qui se brise ou se tisse, pendule entre justice et sombre iniquité. Je ne vœux pas de mots violents, harangués, jetés noir sur blanc… Nos mots doivent nourrir, expliquer, enseigner. Nos mots savent guérir, réconforter, aimer… C’est notre humanité qui s’écrit, qui se dit, entre slogans brandis et propos mesurés. Je ne vœux pas, et viennent les mea culpa. Oui, mes actes ont heurté, souvent par égoïsme. Oui, mes mots ont blessé, par orgueil ou cynisme. Le temps est électrique, et céder à la mode est vraiment trop commode dans les moments critiques. Et cette humanité, appelée de mes vœux, s’est un peu effritée, même si je ne vœux.
Anne Gruwez, Juge d’instruction bruxellois atypique qui doit sa célébrité au documentaire Ni juge ni soumise (2017) et à ses participations à diverses émissions de radio-tv.
Je présage une grande année pour tous les signes du zodiaque : l’Amour sera au rendez-vous au Printemps, il fleurira en Été pour porter ses fruits en Automne et cocooner en Hiver ! Dans ma boule de cristal, je vois descendre les paillettes d’une saine sobriété qui, avec la ligne retrouvée des petits plats préparés au foyer, nous donnera le charme de la bonne Santé. Côté Chance, il y en aura pour tous les jours de chaque mois, à commencer par le “un” parce tout est unique ; il n’y en a pas deux comme chacun ; continuez jusqu’à trois, c’est encore Un. Il suffit parfois de cueillir la pâquerette et de l’effeuiller en fredonnant : je m’aime, un peu, beaucoup. Alors, n’allez pas plus loin mais laissez votre tendresse filtrer doucement vers les autres.
