La terre de Nadji Habra
La terre de Nadji Habra
Il a quitté « une dictature sans futur », s’est ébloui d’un Louvain-la-Neuve en ébullition, a planté ses racines à Namur. Naji Habra, ancien recteur de Namur, signe un livre à la croisée des identités.
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Il sert un café bien corsé, « comme [lui] ». Naji Habra attrape un paquet de pains plats. « On le trouve dans dix magasins aujourd’hui. Avant, nulle part, et on l’appelle libanais alors que c’est aussi syrien », sourit-il. Sa maison de maître à Salzinnes, tout en longueur et en hauteur, donne sur un joli écrin de nature, au pied de la citadelle. Le portrait de son grand-oncle évêque prénommé Attala – ce qui veut dire “don de Dieu” – trône au cœur des pièces en enfilade aux côtés de mobilier syrien ancien finement sculpté et incrusté de nacre. Et puis, il y a le parc coloré de Clémence, dernière-née de ses petits-enfants.
Longtemps, Naji Habra a été le seul Syrien d’origine à Namur. Lorsqu’il a été nommé recteur de l’université, en 2017, tout ça avait changé mais, pour une série de personnes, il est devenu un symbole ou une icône qu’il n’a jamais voulu être. Le jour de son élection, un serveur dans un restaurant lui a dit : « Ça veut dire que c’est possible. » Il lui a juste fait une petite tape dans le dos. On ne l’entendra jamais parler de discrimination, comme pour trouver un logement ou un travail, avec une tête ou un nom “d’ailleurs”. L’étranger victime, c’est la posture qu’il déteste le plus. Il a quitté sa Syrie natale pour saisir sa chance. Aujourd’hui, lui, ses enfants et petits-enfants sont complètement belges. « Il y a un prix à l’intégration, il faut passer au-dessus de toutes les difficultés, tranche-t-il. Je n’ai jamais voulu voir un plafond de verre de l’Arabe. Je n’ai jamais voulu me plaindre de ségrégation. » Il a eu la gêne du prénom qu’il faut tout le temps répéter, mais on passe outre. On lui a collé l’étiquette du migrant qui réussit. Il s’est accroché à un livre Les identités meurtrières, et à un modèle qui le fascine, Amin Maalouf.
« NOUS, LAÏCS DÉMOCRATES »
Naji Habra vit depuis quarante ans à Namur, après avoir découvert la Belgique dans un Louvain-la-Neuve en pleine ébullition. Ses yeux brillent. « On croisait des jeunes avec des tracts anti-Pinochet ou anti-Hassan II. C’était fou, tous ces gens qui osaient critiquer. » Il a quitté la Syrie comme d’autres jeunes de son quartier chrétien de Damas car c’était alors « une dictature militaire sans futur. Les islamistes violents étaient pratiquement la seule opposition restante. Le père de Bachar avait écrasé les frères musulmans et cela arrangeait l’Occident. Mais nous, laïcs démocrates, on ne s’y retrouvait ni dans l’un ni dans l’autre. On avait le rêve d’un État de droit, simplement. On rêvait de liberté. C’est difficile à imaginer aujourd’hui dans le monde qui, de ce point de vue, se polarise complètement ».
Doué en math, mais tout autant passionné de littérature, il est diplômé ingénieur civil en construction à l’université de Damas. Il mène ensuite un doctorat en informatique en Belgique, discipline alors émergente. Il décroche à Louvain-La-Neuve un certificat de spécialisation en informatique, puis une licence spéciale en sciences appliquées, pour devenir ingénieur civil en informatique. En 1990, il défend son doctorat en sciences informatiques à l’université de Namur. Fraichement retraité, il boucle une brillante carrière académique et un bref passage par les élections sur une liste écolo locale.
DEUX MILLIONS D’INTERDITS
Chrétien syrien, il connait intrinsèquement la situation des minorités et de l’interculturalité. « C’est toute une génération qui est partie. On ne pouvait pas rentrer parce qu’on devait alors faire un très long service militaire et on ne pouvait plus sortir. Certains ne retourneront jamais. D’autres disent qu’ils retourneront, mais ne le font pas. À un moment, on était deux millions d’interdits de retour disséminés à travers le monde. Il s’agit d’une diaspora lente et silencieuse. On ne parle pas de la Syrie depuis si longtemps que ça. À l’époque où je l’ai quittée, personne n’en parlait. » Il avale une gorgée de café. « Parfois on glorifie le passé à l’excès. Parfois on a honte d’un pays qui perd guerre sur guerre », dit-il, laissant résonner dans l’air un mot qui lui va bien : « discrétion ». « C’est récent pour les Syriens d’afficher une certaine fierté. La moitié des restos dits libanais sont tenus par des gens d’origine syrienne. Et moi, il ne me reste que ma sœur qui est entre Damas et Beyrouth. Ma famille, c’est la diaspora syrienne jusqu’en Australie. »
C’est la thématique de son livre, Chadi est perdu. Via un groupe WhatsApp, des “anciens Syriens” reprennent contact entre eux, en étant chacun dans des parcours de vie, des carrières, des pays différents. Ils se réunissent et, petit à petit, au fil des souvenirs de jeunesse, des questions intimes surgissent : le sens de la réussite, le prix de l’intégration, l’identité, l’engagement. Et la transmission. Et la lâcheté ! Chaque personnage est un peu une facette d’un diamant multiculturel qui brille et ne reluit pas toujours. « La fiction permet la distance. On est parfois plus près de la réalité. » Son livre, dont la couverture est damassée, porte sobrement la traduction du titre en arabe. « C’est une ode pour que ce pays, berceau de l’humanité, ne soit pas oublié. » Sa culture n’a pas de frontière. Ses parents portaient des prénoms francophones et parlaient français. Depuis le temps des Ottomans, la France avait beaucoup d’influence. Quant à la Belgique, Naji Habra en aime le surréalisme, l’humour et cette modestie du « nous, on n’est pas un pays (ou pas une nation ?) ».
UN MALENTENDU
On lui dit que – quand même – il est un modèle de réussite pour son pays d’origine, autant que pour la Belgique. Soudain, ses grands yeux clairs bordés de belles paupières en amandes s’embuent un court instant. « On fait une nouvelle vie, on tourne la page. Regarder en arrière, c’est trop douloureux. Ma vie est ici. On a tous laissé une vie sociale. C’était un quartier chrétien, comme un village très animé. Mais les chrétiens pensent défendre la diversité dans ce pays, sans que ce soit une foi contre une autre. Cela reste aujourd’hui encore un malentendu qui nous revient comme un boomerang. Mais nous voulons une séparation religion-pouvoir et une culture sans frontière. »
Les parents de Naji Habra parlaient français. Les premiers patrons de son père à la compagnie d’électricité étaient belges (les ACEC à Charleroi) et construisaient des tramways. Il demande soudain ce qu’est une culture. Où mettre la frontière ? Il dit que c’est comme en cuisine, tout se mélange, même si tout n’est pas équivalent. Il a prénommé ses enfants Timothée, Augustin, Eva (du prénom de sa maman) et Basile. « Je n’ai pas mis au monde des enfants pour qu’ils militent pour ou contre une culture. Ils ne parlent pas arabe. » Il a préféré leur transmettre le goût pour la nuance, la diversité et la complexité. Au mur de sa maison, une superbe calligraphie arabe du mot “terre” en bleu indigo, tracée de la main du grand peintre irakien Hassan Massoudy chez qui il a suivi des stages en France. « J’ai quelquefois écrit des vœux en calligraphie comme recteur. Je glisse parfois discrètement des petites traces de l’identité. »
Catherine ERNENS