Cultiver les vertus minuscules
Cultiver les vertus minuscules
Réussir sa vie, est-ce « être meilleur que les autres » ? Dans Éloge des vertus minuscules, Marina van Zuylen pose un regard critique sur la tyrannie du mérite. Elle défend plutôt les bienfaits de l’« assez bien » et propose une curieuse voie, celle du « juste milieu ».
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Lu sur internet : « Pourquoi se contenter d’être moyen lorsque vous pourriez être tellement bon que le monde serait ébloui par vos capacités ? Rien ne justifie la médiocrité ! Être le meilleur, c’est un sentiment incomparable. » À en croire les gourous de la réussite sociale, il faut tout mettre en œuvre pour faire partie des winners et des warriors. Les gagnants, les guerriers. Bref, être dans l’excellence. Et ce, quoiqu’il en coûte. Mais la vie est-elle un concours et un combat ? Cette façon d’envisager la réussite, la chercheuse franco-américaine Marina van Zuylen la critique dans un essai éblouissant d’humanité. Il existe, observe-t-elle, de grands dangers à chercher à être parfait. Être en constant combat avec soi-même et les autres pour faire toujours mieux, cela peut en effet provoquer de gros dégâts. Le prix à payer pour remporter la bataille, à combien se monte-t-il ? Et avec quel genre de monnaie le règle-t-on ? On le constate dans le monde des stars ou dans celui des affaires : la renommée n’est pas facile à vivre et le succès repose parfois sur l’échec des autres. De plus, avoir comme seul critère la comparaison avec ses semblables revient à évoluer dans une jungle.
UN DEMI-CERVEAU
Les arguments en faveur d’une vie menée loin des hautes sphères de la prétendue réussite sociale, Marine van Zuylen les puise d’abord dans son expérience personnelle : c’est notamment parce qu’elle n’a pas obtenu la mention Très bien au baccalauréat passé en France qu’elle a commencé à envisager la réussite sous un angle différent. Et qu’elle a réfléchi au statut de l’Assez bien qui, jugé positivement il y a trente ou quarante ans, a progressivement été assimilé à “pas assez bien”. Cette sanction a fermé certaines portes professionnelles alors qu’elle représente une réussite tout à fait honorable. Et, dans le langage courant, elle est vue comme un signe de faiblesse. « Qui rêve de passer sa vie en coulisses ? » interroge l’autrice. Pour la plupart des gens, incarner un personnage secondaire n’est pas un sort enviable. On cherche à vivre sous les feux de la rampe.
Marine van Zuylen raconte avec beaucoup d’humour une mésaventure médicale, où un médecin spécialiste lui annonce, avec en mains les résultats de son IRM, qu’elle n’a qu’un demi-cerveau. Au lieu d’être anéantie par cette nouvelle, elle se met à regarder les choses autrement. À se sentir curieusement libérée « des pressions épuisantes, des exigences de toutes sortes qui transforment une vie en quête de performance plutôt que de bonheur ». Puisqu’elle avait un tel handicap, se dit-elle, elle peut déjà s’estimer heureuse de mener une vie finalement honorable, et d’avoir réussi à devenir professeure de littérature comparée dans une prestigieuse université de l’État de New York. Quelques jours plus tard, elle apprend de la bouche de son médecin traitant que « ce n’était pas une moitié de cerveau qui manquait, mais une partie de l’image ». Tout cela parce que l’IRM avait été bâclée et que l’image était floue… L’incident du demi-cerveau, « loin de lui donner matière à rire, lui avait en réalité offert un répit ». Une occasion pour elle de penser par un nouveau biais à ce qui constitue une vie réussie.
PRÉCIEUX COMME DE L’OR
Autre source d’inspiration pour la chercheuse : la sagesse antique, telle celle d’Horace qui dit faire le choix du juste milieu, littéralement la mediocritas, qu’il qualifie de précieux comme de l’or. Pour le poète, il s’agit de « vivre dans la modération, loin des palais que le vulgaire envie ». La hauteur est dangereuse, pense-t-il : « Les pins élevés sont souvent battus par les vents ; les hautes tours tombent le plus lourdement ; les sommets sont frappés par la foudre. » De même, le père d’Icare recommande à son fils de ne voler ni trop bas ni trop haut, de peur de se noyer ou de frôler le soleil. Qu’il se situe dans la juste hauteur, voilà ce qui est souhaitable.
On perçoit dans ce regard sur la vie comme un écho à La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm, auteur phare d’un courant littéraire minimaliste attaché aux petits instants de la vie. Ou encore, au film Paterson, du nom d’un modeste chauffeur de bus dans une ville du même nom. Au moment de ses arrêts, il note sur un carnet de courts poèmes inspirés du quotidien. On n’est pas loin non plus de l’Évangile qui renverse les valeurs, critique le goût du pouvoir et présente le service des autres comme la vertu suprême. On s’éloigne ainsi du modèle arriviste présent dans de nombreux secteurs de la société, incluant les hiérarchies religieuses.
« Si nous ne sommes pas quelqu’un, alors nous ne sommes personne. » Faux, affirme Marina van Zuylen. Avec ses étudiants, elle étudie des personnages de romans sous un angle qui refuse les catégories binaires de réussite et d’échec. Il en ressort que ceux que l’on taxe de secondaires sont en fait souvent de belles personnalités. L’enseignante proclame son « attirance pour les personnages mineurs, les intrigues secondaires et inversement [son] aversion pour les égos démesurés et pour les arrogants ». Même si elle a pu penser que « c’est l’excès qui donne son âme à la grande littérature et leur puissance tragique aux relations humaines ». Dans ses cours, comme dans son Éloge des vertus minuscules, elle aborde des philosophes et des écrivains qui ont été de fervents défenseurs des natures discrètes. Elle met, par exemple, en lumière le Candide de Voltaire qui célèbre l’art de cultiver son jardin intérieur. Ce plaidoyer pour l’humilité a trouvé un écho particulier auprès des « cabossés » de la classe qui se sont sentis réhabilités et probablement encouragés à développer leurs propres talents, selon leur personnalité.
EN DEHORS DE L’IDÉE DE PERFORMANCE
L’essayiste s’intéresse aux qualités discrètes, parmi lesquelles la douceur, l’honnêteté, l’attention aux autres. Il existe, selon elle, des tas de chemins pour trouver son épanouissement personnel, que ne claironne aucune trompette de la renommée, mais qui favorisent le bien-être de la collectivité et apportent à l’individu le sentiment d’une vie qui vaut la peine d’être vécue. Son espoir est d’amener le lecteur ou la lectrice à considérer « que la vie assez bonne n’est pas tant affaire d’ambitions déçues ou de compromis rebutants qu’une volonté de regarder les autres différemment, de prêter davantage attention à ce que cachent les réussites fracassantes ». La vie vaut la peine d’être envisagée en dehors de l’idée de performance, sans pour autant qu’on excuse « les piètres réalisations ou l’absence d’évolution » chez les individus.
BIFURCATION PROFESSIONNELLE
On peut aussi, dans la foulée, réfléchir à l’importance des métiers manuels, trop fréquemment opposés aux intellectuels que l’on dit nobles. En quoi les premiers seraient-ils moins prestigieux que les seconds ? Heureusement, aujourd’hui, ressort la question du sens dans le choix d’une profession. On assiste à un phénomène de bifurcation professionnelle pour retrouver une meilleure vie, souvent plus proche de la nature ou développant des valeurs communautaires. Des vertus minuscules qui font grandir.

MARINA VAN ZUYLEN, Éloge des vertus minuscules. Paris, Flammarion, 2023. Prix : 20€. Via L’appel : – 5% = 19€.
Chantal BERHIN