En aide aux exilés de Calais : un frigo, un lit et un toit
En aide aux exilés de Calais : un frigo, un lit et un toit
Il a défendu, au prix de sa vie et d’une grève de la faim, ceux qu’il appelle les « exilés ». À Calais, le Père septuagénaire Philippe Demeestère, qui aide depuis un demi-siècle les plus démunis, dit une tout autre messe, celle de la miséricorde.
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Deux papillons blancs dansent ensemble dans le ciel, sous les cris des mouettes. À deux pas de la somptueuse église Notre-Dame de style anglo-saxon, on franchit la porte dérobée d’une maisonnette sans fioriture. Le maître des lieux, le regard azur, la barbe blanche et la chevelure flamboyante, s’installe au jardin, un cigarillo à la main. Derrière lui, des tournesols se balancent fièrement au milieu d’un joli parterre de fleurs de mille couleurs. Le chat noir – qui ne porte que le nom de chat – s’ébroue près des vélos que les exilés empruntent pour parcourir Calais. Philippe Demeestère sourit paisiblement. Il est né à Halluin, non loin de la frontière belge, avec « la volonté d’un flamand ». Il a 74 ans.
Depuis les années 1970, ce jésuite s’investit corps et âme auprès des plus démunis. Après avoir travaillé quarante ans avec des sans-abris, « ces clochards, ces inutiles du monde, ces poivrots », il s’occupe d’une autre sorte de sans logements, les exilés qui attendent leur “Dublin”, leurs papiers. Il a créé “quelque chose” qui est là contre les vents et les marées migratoires et la banalisation de ces hommes, majoritairement, qui rejoignent encore et toujours Calais dans une indifférence de plus en plus grande. Il passera le relais en décembre pour s’inscrire dans de nouveaux projets, toujours aux côtés des exilés, à Lille où il compte bien tout recommencer, trouver un nouveau lieu d’accueil.
HYPOCRISIE FANTASTIQUE
Beaucoup de jeunes l’ont rejoint dans son entreprise. « Ils viennent ici pour acquérir de la maturité et parce qu’eux aussi cherchent leur place dans la société, comme les exilés. » Et puis, « le joyeux bricolage d’hier est mieux organisé aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire », lâche-t-il, en haussant les épaules. Il a ouvert sa première maison d’accueil la nuit de Noël « pour que la municipalité ne vienne pas nous enquiquiner » et l’a baptisée “la crèche”. La dernière, rénovée, est à disposition depuis six semaines. Les exilés s’y posent pour évaluer leur situation juridique et leur choix de rejoindre ou non l’Angleterre, confrontés à « la langue de bois des services publics et leur hypocrisie fantastique. Ils dépensent des dizaines de milliers d’euros pour mettre des barbelés et des rochers qui empêchent de poser une tente. Tout a été grillagé pour éloigner les gens ».
Ce qu’il offre, un temps, aux « exilés » – il tient à ce terme pour ces migrants sans papiers qui ne sont pas forcément des demandeurs d’asile – c’est de retrouver « un frigo, un lit et un lieu sécure ». Car ils ont surmonté l’insurmontable pour arriver ici. Le corps est tout ce qui reste quand on n’a plus rien. Il lutte contre l’adversité si on est à la rue, sans rien d’autre que soi. « Nous leur offrons des aires de repos. Mais c’est pour une minorité. Lorsqu’ils se posent, certains décompensent parce qu’ils sont rattrapés par la réalité par rapport à l’imaginaire qui les a fait partir. Certains ont travaillé des années en Allemagne et puis ont été mis dehors. On démolit des gens avec des temps d’attente interminables qu’on pourrait mettre à profit pour les former, ce qui leur servirait, qu’ils restent ou rentrent dans leur pays. Et on devrait leur donner des cours de langue parce que c’est essentiel. La pression est permanente sur eux. Ils ne sont jamais tranquilles. Il est important de considérer les gens comme autonomes. Je ne suis pas la providence. Même le bon Dieu dit démerde-toi. »
VIVRE LA MISÉRICORDE
Huit bénévoles sur dix sont des femmes que Philippe Demeestère juge « trop affectives ». « Moi, je ne le suis pas. J’ai ma vie. Je leur dis : “Il y a de la place pour toi. Mais je ne suis pas là que pour toi.” Mon hospitalité est neutre. Il n’y a pas d’emprise. Je ne suis pas là pour les aimer. Cela fait aussi partie de ce qu’on peut donner. » Il tire une bouffée de tabac. « Ce qui m’appartient, c’est de leur donner la main parce que j’ai beaucoup reçu. Mais je ne suis pas candidat à une auréole. Ça permet de tenir. Je ne prends pas sur moi. Vivre dans la miséricorde, c’est accepter les limites de chacun. » D’ailleurs, « pour élever des enfants ou vivre en couple, il faut aussi une patience inouïe ».
En étant juste lui, il se moque de tout, sans même en rire. Car il refuse l’étiquette de rebelle, avec une moue. « Je suis libre. J’ai des idées à moi. Je n’ai pas le temps pour être rebelle. Ce serait être prisonnier. » Il soupire sur l’œuvre de l’abbé Pierre, alors que le gouvernement n’est pas foutu aujourd’hui encore de loger ceux qui n’ont plus de toit. Et puis, et il le dit sans même lever un sourcil, fondamentalement, il est de droite. Il est attentif aux valeurs du passé, même s’il a voté un jour pour les communistes « qui ont des trucs bien mais aussi loufoques ». Il faut suivre sa pensée. « On vit dans une société raciste, avec un passé colonial mal digéré », souligne-t-il. S’il trouve Tintin au Congo « rigolo », là n’est pas la question. « À une époque aussi on mettait des feuilles de vigne pour cacher les sexes. Les “iel” me barbent. Beaucoup de jeunes sont aujourd’hui très fragiles parce qu’ils ne sont plus appuyés sur aucune tradition. Je ne dis pas catholique, peu m’importe. »
CURÉ DE CAMPAGNE
Il nourrit de l’affection pour la Belgique, pour le parc Maximilien et pour l’église du béguinage qui l’a beaucoup inspiré. Aujourd’hui, il ne dira pas la messe. Il ne court pas après ça, lui qui a été douze ans curé de campagne. En réalité, pour lui, tout le monde est forcé de composer, la gauche comme la droite. Les uns sont bien obligés de faire tourner les entreprises et les autres d’éviter des grèves à tout bout de champ. Le maître-mot de cet homme, même s’il ne le dit pas vraiment, c’est l’humilité, ce qui veut dire sortir du contrôle. Et, à ce jeu-là, les politiques et l’Église, c’est au fond le même combat.
De sa grève de la faim pour obtenir l’arrêt des démantèlements de camps de migrants durant l’hiver, il y a deux ans, il ne dira rien. Il entendait dénoncer le sort fait à ceux qui attendent de traverser la Manche au péril de leur vie pour rejoindre le Royaume-Uni. Il voulait juste la suspension des destructions de leurs logements de fortune pendant la trêve hivernale. Avec d’autres, il avait été choqué par la mort d’un jeune homme de 20 ans, né de père soudanais et de mère érythréenne, qui aurait chuté d’un poids lourd dans lequel il tentait de se cacher. Son décès était intervenu dans un contexte où le rythme des évacuations de campements par les forces de l’ordre épuisait les bénévoles. Toute la presse française avait alors parlé de son « sacerdoce absolu ». Ce dimanche midi, il a acheté des gambas, cuit une bonne casserole de patates et n’a certainement oublié ni le vin ni le pain, et même pas le fromage et de délicieux raisins. Dans les barbelés et les lames de rasoir qui barricadent Calais, parfois s’installent des nids d’oiseaux. C’est la vie à tout prix.
Catherine ERNENS