Caroline Chariot-Dayez peint des plis
Caroline Chariot-Dayez peint des plis
L’artiste bruxelloise Caroline Chariot-Dayez peint des drapés dont les plis jouent subtilement avec l’ombre et la lumière. Habitée par un « sentiment religieux », elle vit intensément son art porteur de beauté et de joie.
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Face au lit, dans la chambre, une superbe tête en bois peint du Christ philosophe semble veiller sur le sommeil de son occupante. Une croix mosane, un buste de pèlerin ou une autre tête, celle d’un moine tondu, sont disséminés dans les différentes pièces de la vaste maison de Schaerbeek aux murs couverts de tableaux, où ceux de la propriétaire, très lumineux, voisinent avec d’autres, plus sombres. On se croirait presque dans un musée. Ces richesses témoignent d’un goût assuré pour l’art. Et pour le beau. « L’art, quel qu’il soit, la peinture, la musique, la danse, permet d’éveiller l’homme à la beauté. Et les gens sont assoiffés de beauté, elle les rend heureux. L’art doit parler à leurs sens pour les toucher. Je crois beaucoup à son pouvoir thérapeutique », plaide Caroline Chariot-Dayez, convaincue qu’« un tableau doit faire du bien, donner de la joie ». C’est pourquoi cette joie est inscrite dans sa démarche picturale.
EXPÉRIENCE DE DIEU
Devant sa toile, l’artiste bruxelloise éprouve un « sentiment religieux ». « L’expérience du beau est vraiment, chez moi, une expérience de Dieu, constate-t-elle. En peignant, j’ai l’impression que, tout un coup, quelque chose me submerge, me subjugue, que l’univers s’ouvre. D’être emportée hors de moi. Peindre me procure un sentiment de transcendance, comme si j’étais englobée dans quelque chose de beaucoup plus vaste que moi, avec la sensation d’être ravie, dans les deux sens du terme. Je suis comme siphonnée, mon être est totalement vidé, comme si j’étais creuse. Et cela s’accompagne de la plus profonde joie. Pourtant, cette expérience mystique de la peinture, cette extase, j’ai longtemps eu du mal à la rendre compatible avec ma croyance chrétienne. Je me demandais comment l’intégrer dans ma foi. Et puis j’ai découvert la philosophe Simone Weil qui a mis des mots sur ce que je ressentais. J’ai compris beaucoup de choses, notamment que cette expérience très spéciale où, à la fois, je me perds et je suis dans la joie, est en fait une expérience de résurrection. »
Si elle s’est spécialisée dans les plis, ce n’est probablement pas un hasard. Bien sûr, elle les a toujours aimés. Elle se souvient être restée, adolescente, des heures dans des musées à contempler les soyeux drapés des robes et manteaux des Primitifs flamands. Quand elle s’est mise à en peindre elle-même, elle en accusait les plis, et il lui a fallu un peu de temps avant de les isoler leur contexte. Ce n’est que progressivement qu’elle est allée vers une certaine abstraction, les tissus s’éloignant de leur nature originelle pour devenir des objets éthérés paraissant flotter dans l’air du tableau, toujours sur fond blanc. Ses plis, d’une extrême délicatesse, ressemblent alors à des frémissements.
L’ÉVANGILE DES PLIS
Mais le choix de ces motifs revêt également une dimension spirituelle. « À de nombreuses reprises, dans la Bible et les Évangiles, remarque-t-elle, le textile est évoqué pour parler des choses de Dieu et de l’invisible : le vêtement blanc du Christ lors de la Transfiguration, le voile du Temple qui se déchire au moment de sa mort, le linceul, etc. Pour moi, ces occurrences ne sont pas fortuites. Le drapé et ses plis contiennent, en leur matérialité même, une bonne nouvelle. » C’est ainsi qu’elle a intitulé sa récente exposition à l’abbaye d’Orval, L’évangile des plis. Et que plusieurs de ses tableaux s’appuient sur des thèmes religieux. Le principal d’entre eux, intitulé Brûlants au-dedans, toile en cinq morceaux de dix mètres de long, représente le Christ entouré de ses douze apôtres symbolisés par des tabliers comme autant de flammes. Il a notamment été exposé à la collégiale de Dinant sous le grand vitrail et dans l’église Saint-Loup à Namur.
Dans sa réflexion spirituelle, la plasticienne va plus loin. « Les ombres sont translucides. Lorsque le regard s’enfonce en elles, il y découvre une vibration lumineuse. Elles permettent ainsi à la lumière de se rendre visible, d’apparaître à travers elles. Car la lumière seule est invisible, elle n’est visible que lorsqu’elle s’accroche à ce qui n’est pas elle, la matière. C’est une manière de comprendre l’incarnation : Dieu invisible se manifeste dans ce qui n’est pas lui, le corps, le sensible, où il accepte de se perdre. »
Si Caroline Chariot-Dayez peint depuis l’âge de 9 ans, faisant ses gammes en recopiant des toiles célèbres, ce n’est pourtant pas vers des études d’art qu’elle s’est dirigée, mais vers la philosophie. « En peignant, se souvient-elle, je faisais des expériences extrêmement bizarres. Je me sentais à la fois très heureuse et totalement dépossédée de moi-même. Je ne me rendais pas compte du temps passé, j’étais dans le flou complet. C’est pour cela que j’ai fait la philosophie : je voulais comprendre ce que je vivais à ce moment-là. Lorsqu’on connaît ce type d’expériences, on n’en doute jamais, on ne se dit pas que ce n’est rien, surtout si elles se reproduisent. J’ai trouvé des réponses à mes interrogations chez le philosophe français Maurice Merleau-Ponty. Il m’a révélé que ce que je ressentais, c’est le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus vaste que moi qui m’englobe et me porte quand je peins, et dans laquelle je me perds. »
SENTIMENT DU MYSTÈRE
En plus de ses études à Louvain-la-Neuve, Caroline Chariot-Dayez a obtenu un diplôme en sciences religieuses à Lumen Vitae, à Namur, avant d’enseigner la religion puis la philo dans le secondaire. « La philo a comme base l’étonnement devant ce qui est. Elle est donc fondamentalement axée sur une forme de mystère des choses, de l’être. Cette quête n’est pas très loin de la démarche religieuse puisque le terreau dans lequel pousse la foi est le sentiment du mystère. » L’artiste associe ses deux activités professionnelles. « Le lien entre elles est une phrase de Platon : “La philosophie, c’est apprendre à mourir.” Et la peinture est une mort à soi-même. C’est quand on est dans une situation de dépossession de soi que l’on fait une œuvre personnelle. À ce moment-là, on est le plus créateur. C’est pour ça que je ne signe pas mes tableaux. Je trouve que ça n’a aucun sens, et en plus c’est moche sur fond blanc. »
Caroline Chariot-Dayez a beaucoup exposé dans des galeries à Bruxelles, Paris (expériences « horribles »), Londres – jusqu’à la crise financière de 2008 – ou New York. Mais, à 50 ans, elle a choisi d’y mettre un terme, ne supportant plus ce type de marchandisation. Depuis quinze ans, elle présente exclusivement ses œuvres dans des édifices religieux, privilégiant les contacts avec des amateurs sincères : la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles, à Paris, les églises Saint-Sulpice et Saint-Merri, le couvent des Dominicains à Lille ou les abbayes de Maredsous et, l’été dernier, d’Orval.
Michel PAQUOT