Un Noël de douce insolence
Un Noël de douce insolence
Noël. Comment « être à l’échelle de cette nuit, à la hauteur de son théâtre, à l’unisson de son mystère ? », demande frère François Cassingena dans ses Propos d’altitude.
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Et comment accueillir la douceur d’une « grande joie » qui, en ce temps-là déjà, avait tant de peine à s’exprimer, dans un pays dévasté par une actualité tellement bouleversée ? Nous traversons en ce moment des jours de désolation. Nous vivons « en sourdine », écrit frère François, à « l’étouffée », « en mode mineur ». Une joie de vivre a été blessée en nous et « une très insidieuse tristesse envahit le sous-sol de notre être ». Le moine-poète ajoute encore, citant Isaïe dans la traduction de la Vulgate (traduction latine de la Bible par saint Jérôme), ce verset qui saisit en quelques mots l’éloignement d’une musique qu’on entend se retirer pas à pas, jusqu’à se taire complètement : « La douceur de la cithare au fond de nous s’est tue. » (Is. 24,8)
Le passage complet est encore plus explicite :
« Adieu, joyeux tambours,
la fête meurt et sa rumeur.
Adieu, joyeuse lyre –
plus de chants arrosés de vin
l’alcool est amer aux buveurs –
cassée, la ville du chaos,
claquemurées, les maisons –
cris dans les rues : du vin !
Toute joie confisquée,
exilé, le bonheur de la terre,
ne restent que désert et ruine où était une ville. » (Is. 24,8-12)
NAGER DANS LES PETITS JOURS
Nous sommes en Ukraine, au Nord-Kivu, parfois chez nous. Un suicide. Un cancer. La mort d’un tout petit. La douceur de la cithare se tait parfois dans ma propre maison. Alors, quelle est-elle, cette « bonne nouvelle », cette « grande joie » ? Pour tenter de l’accueillir, nous devons apprendre à « nager dans les petits jours », suggère la pasteure Marie Cénec, là où s’invitent la faiblesse, la lourdeur du pas, l’inépuisable fatigue, et décider de « faire avec ». « Faire avec » notre fragilité, ce n’est pas une faiblesse, enchaîne frère François, c’est une noblesse. Ce n’est pas une infirmité, c’est une nécessité. Encore faut-il n’être pas trop seul. Peut-être la crise de la covid 19 aura-t-elle, malgré tout, la vertu d’avoir su nous permettre de retrouver « un lieu de fraternité humaine véritable ».
Mais comment vivre concrètement cette fraternité ? Comment renouveler la tendresse ? Comment actualiser la bonté ? Comment donner place à la joie, fût-elle toute petite ? Et croire encore qu’une « bonne nouvelle » est possible pour moi ?
DOULEUR ET DOUCEUR ENSEMBLE
Le poète François Cheng pense que cette « bonne nouvelle » passe par la douceur. Mais pas une douceur éloignée des déchirements de l’actualité. Il faut que « douleur et douceur s’épaulent l’une l’autre », insiste-t-il. Pas une douceur doucereuse. Rien ne blesse davantage que cette douceur faiblarde qui se trompe de consolation. Mais une douceur tendre et ferme. Une vive douceur. Insolente. Impertinente. Qui ne se voile pas les yeux face à la violence. Une douceur de résistance qu’annonce déjà le prophète Amos :
« Voici venir des jours
– Oracle du Seigneur –
où se suivront de près laboureur et moissonneur,
le fouleur de raisins et celui qui jette la semence.
Les montagnes laisseront couler le vin nouveau,
Toutes les collines en seront ruisselantes. » (Amos 9,13)
Bouleversante finale du livre d’Amos dont je retiens l’expression « vin nouveau ». Littéralement : le moût. Ce jus de raisin non encore fermenté, la Vulgate l’appelle dulcedo, douceur, saveur douce, ce qui permet à François Cassingena de traduire qu’« en ces jours-là, les montagnes ruisselleront de douceur ».
L’insolente douceur de Noël.
Gabriel RINGLET
François CASSINGENA, Propos d’altitude, Paris, Albin Michel, 2022. Prix : 22€. Via L’appel : – 5% = 20,90€.
