La Caraïbe, enchaînée au temps des esclaves
La Caraïbe, enchaînée au temps des esclaves
Derrière leurs plages dorées, cocotiers et alizés, les îles de la Caraïbe ne peuvent se défaire d’un boulet : le souvenir du temps où y régnaient esclavage et maltraitance des êtres humains. Un temps bien ancré dans les mémoires. Car ici, garçons et filles sont presque tous descendants de la terrible époque du “commerce triangulaire”.
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Ce dimanche matin là, sur l’esplanade du Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, l’ambiance est à une fête particulière : celle des grands-mères. Un événement que l’on célèbre avec respect. Les petits-enfants offrent alors la plus belle des fleurs à leur gran-mai, tandis que les musiques créoles invitent à danser le gwoka, la biguine et, surtout, le quadrille. Pour l’occasion, les mamies ont revêtu leurs atours traditionnels, une grand’robe en coton coloré ou en soie imprimée, ou une douillette, une robe de tous les jours à carreaux ou rayures où l’orange domine. Comme couvre-chef, beaucoup portent une coiffe à la madras, dont la signification change selon la manière dont on la met. Les papys, eux, sont en pantalon noir, chemise souvent blanche, cravate orange et chapeau noir. Sur l’esplanade, ils danseront jusqu’au début de l’après-midi. Une nouvelle fois, cela permettra à ces Guadeloupéen·e·s de se replonger dans leurs racines, tout en mesurant le chemin parcouru depuis ces temps si peu bénis où ils n’étaient ici que des esclaves.
MÉMOIRE DE L’ESCLAVAGE
Ce n’est pas sans raison si, à Pointe-à-Pitre, cet événement annuel se déroule sur l’esplanade du Mémorial ACTe, le centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage. Ce Mémorial ne se veut pas un musée évoquant précisément le passé de l’île. Il se présente comme le plus grand édifice au monde dédié à la mémoire des victimes de l’esclavage. Dans la rade de la ville, à l’emplacement des pauvres habitations qui entouraient la plus grande sucrerie de l’île, cet immense vaisseau blanc présente une architecture unique. À deux pas des quartiers du port, miséreux et quasiment abandonnés, ce bâtiment aux formes avant-gardistes paraît surréaliste.
Il y a quinze ans, le président Chirac imaginait de créer, à Paris, un Centre national consacré à la traite et à l’esclavage. Son successeur, Nicolas Sarkozy, qui ne voulait pas entendre parler de “repentance” de l’État français, oublie le projet. Il sera repris par la Région et par François Hollande. La Guadeloupe deviendra alors l’endroit où il sera créé. Il naîtra en 2015.
DRÔLE DE COMMERCE
L’impression de découvrir en plein cœur des Caraïbes un musée universel est ce qui vient d’abord à l’esprit du visiteur du lieu. Le mémorial retrace en effet de manière magistrale l’histoire de l’esclavage et de ses horreurs depuis l’antiquité, et se termine non sur son abolition, mais sur les sédimentations qu’il continue à produire partout où il est passé. Et notamment aux Caraïbes. À l’aide d’une muséographie remarquable, l’ACTe décrit tous les mécanismes de ce “commerce triangulaire” qui, pendant des siècles, permettait d’acheter, contre de la verroterie, des êtres humains en Afrique, pour les transformer en machines à produire, dans les îles et sur le continent américain. Les matières premières produites étaient ensuite ramenées en Europe. En distinguant clairement le commerce “officiel” des “importations” clandestines, le musée démontre que la Caraïbe a “accueilli” bien plus d’esclaves noirs que les USA.
Au sortir du mémorial, il paraît évident que tous les Occidentaux devraient être obligés de visiter pareille exposition. Outre les autochtones, les créateurs du lieu espèrent que le MACTe puisse être visité par les touristes, et notamment par les croisiéristes qui passent quelques heures à Pointe-à-Pitre. La gare maritime n’est en effet pas très éloignée. Mais ce n’est pas en rangs serrés que s’y rendent ces voyageurs. Et rien ne dit que les habitants de l’île aiment pénétrer dans cet espace qui leur rappelle leur passé. Sauf pour venir danser…
L’ESCLAVE INCONNU
À la Guadeloupe, comme dans le reste de la Caraïbe,fourmillentles marques de l’époque de la traite des êtres humains. Près de Pointe-à-Pitre, le village de Petit-Canal est célèbre pour avoir recréé, après l’abolition de l’esclavage en 1848, un escalier reliant la jetée, où les esclaves descendaient des bateaux, à l’esplanade, où ils étaient immédiatement mis en vente. Sur chacune des cinquante-quatre marches a été gravé le nom d’une des ethnies africaines dont la population a été déportée vers les Antilles. Au sommet de l’escalier, un monument rappelle la fin de l’esclavage, tandis qu’en bas des marches, une statue rend hommage à Louis Delgrès, mort en ayant lutté contre son rétablissement par Napoléon 1er en 1802 (la Révolution française l’avait aboli en 1794). À deux pas de là, un autre monument, La Flamme Éternelle, représente un flambeau dédiéà l’Esclave inconnu. Il contiendrait les fouets rendus par quarante maîtres d’habitations après l’abolition de l’esclavage. Pas simple d’être fier de son passé quand celui-ci ne rappelle que des moments de malheur et marque encore la vie quotidienne. Ainsi en est-il de l’“arbre à pain” que l’on croise sur toutes les routes. Originaire d’Océanie, il a été importé aux Antilles au XVIIIe siècle pour ses fruits, qui pouvaient nourrir les esclaves à la place du pain…
L’Arc antillais est parsemé d’îles, quasiment toutes volcaniques. La plupart, jadis possessions française ou britannique, ont connu des histoires différentes. Accédant à l’indépendance, certaines n’ont pas vu leur sort s’améliorer pour autant. L’ère du sucre de canne révolue, la seule ressource sur laquelle miser reste le tourisme, et uniquement en dehors de la saison des ouragans. Certaines îles, comme La Barbade, se targuent de compter un grand nombre de résidences de luxe appartenant à des people mondialement connus. Dans d’autres îles, on regrette que, depuis le covid, l’attrait touristique ait baissé. Dans l’île de Saint-Vincent, les rues de la capitale Kinsgstown n’illustrent pas l’abondance. Sur Baystreet, le supermarché Peppakorn essaie de faire bonne figure. À condition d’en trouver l’entrée, cachée entre les triporteurs de livraison qui ignorent tout de la chaîne du froid. Pas sûr que ce soit ici que la jet set vienne s’approvisionner…
UNE CASSAVERIE
La fin de l’esclavage n’a pas apporté la richesse. Tant et si bien que, à La Martinique comme en Guadeloupe, on reconnaît que, sans la France, vivre serait vraiment difficile. À une demi-heure de Pointe-à-Pitre, à Capesterre, des bénévoles ont recréé la kassaverie qui se trouvait jadis au bord de la rivière. Comme hier, on y transforme le manioc en farine puis en cassave, une galette cuite sur une platine. « Le manioc a toujours existé en Guadeloupe. Avant de connaître le pain, nous n’utilisions que de la farine de manioc, explique Jacqueline Sivani, vice-présidente de la cassaverie. On appelait cela “le pain des pauvres”. Ma grand-mère en fabriquait. Chaque famille avait une platine dans la cour de sa maison. Ici, nous relançons cette pratique ancestrale. »La fabrication de la farine de manioc est un vrai cérémonial. À Capesterre aussi, elle permet de ne pas oublier le passé.
Frédéric ANTOINE
Remerciements à MSC Cruises Belgique