Vivre le passé au présent

Vivre le passé au présent

Comment faire pour vivre avec son passé, mais pas dans le passé? Dans son nouveau livre, le philosophe Charles Pépin propose une réflexion pour investir le présent tout en allant de l’avant.

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Publié le

31 janvier 2024

· Mis à jour le

4 février 2025
Représentation artistique d'une femme de profil aux cheveux court, coloriée en plusieurs couleurs. Derrière elle, une sorte de puzzle avec des pièces de formes différentes
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« Le passé c’est le passé. » « Il faut tirer un trait sur ce qui n’est plus et ne reviendra pas. » Et si ces croyances étaient fausses ? En réalité, « le passé ne passe pas ». Il est une présence. Il n’est pas derrière soi, mais en soi. Il travaille la personne au présent et la constitue, et ce d’autant plus que l’on avance en âge, puisque la part du passé dans le déroulement d’une vie augmente au fil des années qui passent. L’enfance, l’éducation, les histoires d’amour, les relations avec les parents, tous les souvenirs heureux ou traumatiques que l’on en garde, s’ils ne déterminent pas complètement la suite de l’existence, ne manquent pas de l’influencer durablement. « Il est essentiel, écrit Charles Pépin, d’apprendre à vivre avec notre passé, de trouver la bonne distance avec lui. Pour mieux nous connaître, nous comprendre, savoir ce dont nous héritons, mais surtout pour ne pas tomber dans le ressassement, dans la rumination, comme ceux qui vivent non avec mais dans leur passé, parfois prisonniers de leurs névroses ou de leur ressentiment. » Plus on sait ce que son passé a fait de soi, plus on aura d’idées sur ce que l’on peut en faire.

SOUVENIRS EN STOCK

Longtemps, la mémoire a été vue comme un lieu de stockage de souvenirs, une boîte de conservation d’événements du passé. On en a une représentation souvent statique, volumétrique, accumulative. Or, les progrès de la recherche en neurosciences en ont mis au jour une nouvelle conception. C’est désormais un fait scientifique : « La mémoire sert moins à conserver le passé qu’à se projeter dans le futur. Ou plus exactement, elle conserve le passé pour établir des prévisions. » Les souvenirs ne sont pas des données enregistrées sur un disque dur. Ils ne sont pas un bloc monolithique. Ils sont vivants, ils peuvent être régulièrement « rappelés, renforcés, consolidés, parfois même recréés, voire imaginés », souligne le philosophe. On peut les rappeler à soi pour les désamorcer et éviter leur toxicité dans l’estime de soi, par exemple. De même qu’il est possible de réactiver les plus heureux et ainsi renforcer les raisons de trouver la vie bonne, valant la peine d’être vécue. 

Ces découvertes scientifiques, dont certains écrivains et philosophes avaient soupçonné le fonctionnement de manière intuitive, permettent une « reconsolidation de la mémoire » avec un impact positif sur la santé mentale. Bergson avait eu, un siècle plus tôt, cette pensée visionnaire, mais à ce moment-là non vérifiable, qu’« il n’y a pas de souvenir objectif, tout souvenir est une reconstruction dynamique ». Pour lui, les souvenirs, le passé irriguent la totalité de l’activité consciente. Connaître cette possibilité d’action positive sur la mémoire influence aujourd’hui les psychothérapies, désormais plus courtes, et permet des avancées plus rapides sur le chemin de la guérison mentale. Ce savoir ferme ainsi le clapet aux idées de Freud et de Lacan, concernant l’attitude à avoir face au passé : « (Ils) nous invitaient à accueillir un passé qu’on ne peut pas changer ; les nouveaux thérapeutes formés aux neurosciences nous enjoignent plutôt à changer notre passé pour accueillir l’avenir », se réjouit Charles Pépin. 

UNE PETITE MADELEINE

« Tout ceci nous enseigne une chose, poursuit-il : il nous faut être disponibles, réceptifs pour pouvoir lever le voile sur le passé et ressentir la félicité des douces réminiscences. Il faut être présents dans l’instant, s’y abandonner, capables d’accueillir ce qui surgit pour libérer l’accès à notre passé. » Selon lui, chacun a ainsi la possibilité d’imiter Marcel Proust, avec l’épisode de la madeleine dont il est question dans À la recherche du temps perdu. La scène que rapporte l’écrivain correspond à ce que les neuroscientifiques appellent l’amorçage : « Un point précis, dans le flux des perceptions qui va déclencher le retour du passé. » Chacun a ses propres madeleines, ces convocateurs de souvenirs positifs qui ouvrent la porte à l’« édifice immense du souvenir ». 

Une chanson, un parfum, une couleur, une photo, la saveur d’un plat… peuvent ressusciter un passé heureux qui fait du bien et qui peut servir de socle pour aller de l’avant. Il est possible de dompter les fantômes du passé, de refaçonner le meilleur de son vécu et de le reconvoquer au présent. De cette façon, on a la faculté de modeler non seulement ce présent, mais également le futur, puisqu’on pourra progresser avec davantage de confiance. Et plus on est conscient de qui l’on est, avec ses échecs et ses victoires, plus on est libre de vivre une vie choisie, sachant que la liberté totale est un mythe. Et si la démarche est trop difficile à faire seul, il est possible de se faire accompagner en thérapie.

ORIENTER LA VOILE

Or, il apparaît que, du passé, surgissent plutôt des images malheureuses ou douloureuses. Comment cela se fait-il ? L’explication est à chercher du côté de l’évolution de l’espèce humaine. L’instinct de survie a laissé des traces d’expériences de dangers à ne pas répéter et la mémoire en a conservé le souvenir. Mais, soutient l’auteur, il s’agit de contrer cette tendance négative en cultivant les souvenirs heureux. « Si le passé a fait de nous ce que nous sommes, nous ne sommes pas simplement ce qu’il a fait de nous. Nous n’avons aucune raison de nous laisser faire par notre passé. Il nous faut juste trouver la bonne distance, orienter cette voile que le passé ne cesse de gonfler, bien prendre le vent pour retrouver de l’allant. » Cette bonne distance consiste à regarder en arrière, non pour regretter, mais pour remettre en perspective les aspects positifs et négatifs. En faisant taire la part trop importante de négatif et en restaurant le meilleur, pour réhabiliter la confiance en soi. En cultivant les expériences heureuses, on restreint la place que prennent les mauvais souvenirs et on accorde davantage d’espace au bonheur.

NE PAS FUIR SON PASSÉ

Faut-il pour autant les oublier ? C’est impossible. Nous ne pouvons pas les effacer, comme le confirment les neurosciences, même s’il est bien établi que le souvenir n’est pas une donnée inscrite à un endroit précis dans le cerveau. Un événement remonte à la conscience et se rappelle à la personne à la (dé)faveur d’une émotion ressentie, d’une perception d’odeur, de goût ou de couleur, d’un lieu. « Toujours un coin qui me rappelle… », dit la chanson. Il est inconcevable de supprimer un souvenir. Et même si cela était possible, on ne changerait pas l’impact qu’a eu tel événement sur un parcours de vie. On ne peut pas échapper à son passé. Au mieux, les souvenirs seront-ils mis en sourdine. Ils deviendront moins influents grâce à de nouvelles expériences de nature à adoucir les vieilles douleurs. Le bonheur prendra une plus grande place. On peut toujours fuir les endroits et les personnes susceptibles de déclencher des souvenirs pénibles. Mais ces efforts risquent d’être vains. 

Les épisodes anciens restent en effet présents dans la mémoire et l’on ne peut jamais prévoir le moment et le lieu de leur amorçage. « Nous voulions fuir notre passé pour vivre notre avenir, le voilà qui revient et nous gâche l’existence avec une force proportionnelle à l’énergie dépensée pour le repousser », constate Charles Pépin qui développe la pensée du philosophe de la mémoire qu’a été Bergson. Elle qui consiste à s’ouvrir à ce dont on a hérité, à accueillir ce que le passé a fait de soi et, ensuite, à décider de ce que l’on fera de cet héritage, dans une récapitulation créatrice. « En nous ouvrant amplement et sincèrement, à tout ce dont nous héritons, nous trouvons un élan pour créer du nouveau. » 

Chantal BERHIN

Couverture du livre "Vivre avec son passé", dont les écritures sont jaunes sur un fond vert

Charles PÉPIN, Vivre avec son passé, une philosophie pour aller de l’avant, Paris, Allary éditions, 2023. Prix : 21,90€. Via L’appel : – 5% = 20,81€.

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