« Fût-ce à l’encontre de vous-mêmes »
« Fût-ce à l’encontre de vous-mêmes »
Comment pourrait-on témoigner contre son propre camp en période de conflit, même au nom d’une justice supérieure ?
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Certains conflits, souvent d’ordre géopolitique, ont ceci de particulier qu’ils génèrent d’indépassables polarisations. Les insoutenables images en libre circulation sur les réseaux sociaux, les discours radicaux de déshumanisation, sans oublier l’indicible cynisme de responsables politiques ont pour effet de mettre les cerveaux en “mode survie”.
Une fois dans ce mode, le cerveau d’un individu ne cherche plus à comprendre, mais à se défendre. Il ne cherche plus la complexité, mais la simplicité. Il ne s’enrichit plus de la différence, mais se rassure auprès de ceux qui lui paraissent être ses semblables. Dans une telle configuration, c’est le triomphe du “ qui n’est pas avec nous est contre nous ”.
LOYAUTÉS PAR INTIMIDATION
Certains vont même jusqu’à réclamer des loyautés par intimidation qui ne sauraient souffrir d’aucune nuance. Une sorte de dévouement, jamais suffisant, toujours à renouveler, où l’on dénie jusqu’à la possibilité même que les partis adverses aient quelque bribe de légitimité de leur côté. C’est notamment dans le contexte de telles formes de polarisation qu’un verset coranique me semble prendre toute sa saveur : « Vous qui croyez, assumez l’équité, témoignez de Dieu, fût-ce à l’encontre de vous-mêmes, de vos père et mère, de vos proches, qu’il s’agisse d’un riche ou d’un indigent ; dans l’un comme dans l’autre cas, Dieu doit avoir la priorité. Ne suivez pas la passion plutôt que la justice. Si vous éludez ou vous dérobez, Dieu est informé de vos agissements. » (S. 4, v. 135)
Face à des conflits qui s’étendent parfois sur des dé- cennies, ce verset demeure un défi lancé à toutes les formes de tribalisme idéologique. La justice y est présentée comme une valeur cardinale, prioritaire sur toutes les appartenances et loyautés horizontales. Cette priorité va jusqu’à prendre le pas sur l’appartenance familiale et même sur la loyauté envers soi-même.
CROIRE EN LA SAGESSE
Or donc, cette priorité de la justice sur les intérêts personnels est l’antithèse des sommations à la loyauté inconditionnelle. À la lumière de ce verset coranique, il n’y a pas de place pour la logique due “avec nous ou contre nous”. La loyauté du croyant se trouve là où se trouve la justice. Si celle-ci va à l’encontre d’intérêts particuliers (les “passions”, dans le texte), le croyant doit faire un effort sur lui-même et se souvenir que Dieu est, en dernière instance, le témoin intime de ses intentions.
Mais comment pourrait-on témoigner contre son propre camp en période de conflit, même au nom d’une justice supérieure ? Comment prendrait-on le risque d’affaiblir les siens face à des adversaires qui n’auront assurément pas les mêmes scrupules ? N’ya-t-il pas là une forme d’irénisme lénifiant ? Tout le monde a lu au moins quelques passages du Prince de Machiavel. Tout le monde sait, dès lors, que l’excès dans la morale, notamment en politique, est un excellent moyen de perdre sa tête. Sans doute. Mais peut-être s’agit-il justement là d’un des sens les plus profonds d’une foi en Dieu assumée : croire en la sagesse de ce qui apparaît comme folie pour ce monde. Et ce faisant, défier son prince.
Le Coran. Essai de traduction. Édition revue et corrigée, Traduction de Jacques Berque, Paris, Albin Michel, 1990.