L’antiphonaire de retour au « bercail »

L’antiphonaire de retour au « bercail »

Réalisé au milieu du XVIe siècle pour l’abbaye de Salzinnes, ce manuscrit de musique traditionnelle est un objet unique au monde. Retrouvé au Canada, il est exposé pour la première fois en Belgique.

Par

Publié le

1 novembre 2023

· Mis à jour le

4 février 2025
Photo du manuscrit antiphonaire de Salzzinnes où on voit des notes de musique et un dessin

J’ai été créé au milieu du XVIe siècle. Je mesure 61,5 cm de long, 39,5 de large et 14,5 d’épaisseur. Je pèse 16,3 kg et contiens 480 pages (soit 240 folios). Qui suis-je ? L’antiphonaire de Salzinnes, qui fait son grand retour sur les lieux de sa conception. Ce manuscrit enluminé a en effet été vendu dans les années 1840-1850 à William Walsh, premier archevêque d’Halifax, capitale de la Nouvelle-Écosse, province maritime à l’est du Canada. Cet homme d’Église parcourait alors l’Europe à la recherche de trésors ecclésiastiques saisis par les armées révolutionnaires afin de les emporter dans son diocèse et d’ainsi y assoir l’autorité catholique. À sa mort, on perd la trace du livre. Et c’est son lointain successeur qui, en 1970, le retrouve dans les greniers de l’ancienne résidence des archevêques catholiques et le remet à la bibliothèque de l’Université Sainte-Marie.

À COUPER LE SOUFFLE !

Où il est à nouveau oublié. Jusqu’à ce qu’en 1998, Judith E. Dietz le découvre par hasard. En quête d’un manuscrit enluminé pour une exposition au Musée des Beaux-Arts de Nouvelle-Écosse, la jeune femme a le regard attiré, dans une pièce de la bibliothèque qu’elle s’apprête à quitter, par un ouvrage massif posé en hauteur sur une étagère. « Lorsque j’ai ouvert le livre et que je me suis penchée sur le premier folio, s’enthousiasme-t-elle, la magnificence de cette page représentant une scène biblique, accompagnée de religieuses, de blasons et d’inscriptions, était à couper le souffle ! » Elle comprend qu’elle tient en main un document exceptionnel dont l’étude va devenir, pour elle, le « voyage de toute une vie ». Après l’avoir fait restaurer, elle le dévoile au public canadien en 2017. Et, aujourd’hui, il est visible au Musée des Arts anciens de Namur (TreM.a), à l’initiative de la Société archéologique de la ville.

Mais qu’est-ce qu’un antiphonaire ? « C’est un livre de chants religieux que l’on trouve dans les couvents et monastères depuis le Moyen Âge, explique Aurore Carlier, la commissaire de l’exposition intitulée Des Siècles de Silence. Il est surdimensionné afin que, déposé sur le lutrin, il puisse être lu par l’ensemble du chœur. À chaque hymne correspond un répons. Il s’agit d’un antiphonaire d’hiver qui va du 30 novembre aux fêtes de Pâques. Ses pages étant en vélin, il a nécessité, vu son épaisseur, cent vingt peaux de bête, ce qui implique un coût faramineux. Il est exceptionnel par le nombre de ses enluminures : douze folios sont en effet enluminés, c’est gigantesque. Si certaines d’entre elles s’inscrivent dans la tradition gothique classique, d’autres, avec leurs portiques ornés et personnages grotesques, appartiennent à la Renaissance. Autre particularité atypique : l’introduction de portraits de religieuses, mais aussi de membres de la famille De Glymes, notamment deux sœurs cisterciennes, deux carmélites et une bénédictine. »

ABBAYE CISTERCIENNE

Cet antiphonaire a été effectivement commandé par Julienne De Glymes, prieure et chantre, soit responsable du chœur des chants au sein de l’abbaye de Salzinnes. Fondée en 1196-97 sur la rive droite de la Sambre par Philippe 1er dit le Noble, comte de Namur, cette abbaye est l’une des plus importantes de la région à cette époque. Elle est un lieu de pouvoir et un site social qui fait vivre toute une communauté. Affiliée à l’ordre de Cîteaux créé par Bernard de Clervaux, elle est dirigée par des femmes. Grâce à de précieux soutiens financiers, ses bâtiments sont construits dans des matériaux durs, telle son église de style gothique primitif édifiée entre 1220 et 1238. Mais le couvent ne survivra pas à la Révolution française. En 1795, il est fermé et les religieuses sont dispersées et, deux ans plus tard, ses biens sont vendus. Il sera démoli au début du siècle suivant.

« Le manuscrit s’inscrit dans une tradition, commente la conservatrice à la Société archéologique. C’est Bernard de Clervaux qui détermine les chants repris dans les antiphonaires, ainsi que les partitions musicales. Cette tradition cistercienne médiévale perdure jusqu’au XVIe siècle, alors que Laurent de Lassus a déjà inventé les partitions à cinq portées que l’on utilise toujours aujourd’hui. »

PORTÉES DÉCORÉES

Protégé par une vitre, cet objet unique au monde est bien sûr la pièce maîtresse de l’exposition namuroise. Afin que le visiteur puisse en apprécier les beautés, de nombreuses pages illustrant des scènes bibliques ou couvertes de portées ornent les murs. Sur ces portées, la décoration et la couleur employées sont destinées à aider le chœur à chanter les textes. Le genre musical sacré reproduit est le plain-chant, soit un chant a cappella à une seule voix (non polyphonique) qui suit la rythmique verbale. Son utilisation révèle à quel point l’interprétation du chant était vivante et stable en contexte monastique. Pourtant, au moment de la réalisation de cet antiphonaire, en 1554-1555, cela faisait déjà presque cinquante ans que l’on écrivait et publiait de la polyphonie vocale.

Une salle regroupe les trois uniques objets sauvés de l’abbaye : un bloc de pierre représentant un visage et un chandelier extraits des décombres et, surtout, une magnifique croix renfermant les reliques de la Sainte-Croix. Probablement emportée par les sœurs lors de leur départ, elle a été retrouvée à l’abbaye de Malonne où elles s’étaient réfugiées, avant d’être achetée par les Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles. Plusieurs gravures montrent l’endroit à différentes époques, dont une très belle, conservée au musée diocésain, témoigne de sa proximité avec Namur. Un espace est d’ailleurs entièrement consacré à son histoire, racontant par exemple comment se déroulaient les élections abbatiales. On peut également admirer un portrait en pied de l’archevêque William Walsh. Et, dans une autre salle, sont détaillées les étapes successives de la réalisation d’un manuscrit. De l’hongroyeur, qui enlève la chair et les poils de la peau, au relieur, dont sont visibles les outils. En passant par le parcheminier, qui travaille la peau pour la rendre aussi fine que possible afin qu’elle soit utilisable et en répare les défauts par des opérations de coutures, ainsi que par le scribe et l’enlumineur.

Michel PAQUOT

Des Siècles de Silence. La découverte de l’antiphonaire de Salzinnes. 11/02/24 ma-di 10-18h, au TreM.a (Musée des Arts anciens), rue du Fer 24 à Namur. ☎081.77.67.54 museedesartsanciens.be

Concert des Psallentes, ve 01/12 20h, Abbaye musicale de Malonne. laphilharmonique.be

Partager cet article

À lire aussi

  • Anthony Spiegeler, les bras croisés, devant un mur de briques blanc
  • Une personne portant un t-shirt du Vlaams Belang, avec d'autres personnes autour de lui qui ajoutent le drapeau jaune du parti