To be or not to binaire ?
To be or not to binaire ?
Les réseaux sociaux renforcent-ils la paresse intellectuelle et les clivages “pour” ou “contre”, sans pouvoir échapper à une logique binaire ? Comment sortir de cette dichotomisation du monde, parfois exacerbée ?
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Dans un récent papier, Fabrice Grosfilley (Éditorialiste sur BX1) posait cette question : « Les slogans, les certitudes, les raccourcis sont-ils devenus plus importants que la vérité ?On doit faire le constat qu’aujourd’hui la colère et l’agressivité l’emportent sur l’écoute et la bienveillance. C’est une culture du débat qui est en train de disparaître. » Comme journaliste et observateur du monde politique, il ajoutait : « Cela peut paraître anodin, et je vous donne peut-être l’impression d’enfoncer une porte ouverte. Mais ce changement de paradigme dans les échanges n’est pas sans conséquence sur les relations entre citoyens, journalistes et politiques. Et dans un système politique qui a été longtemps basé sur le compromis à la belge, les dégâts sont considérables. Il faut de la fermeté, des virages à 180 degrés, du clivage et des boucs émissaires. »
La toile de fond de ce constat dépasse cependant largement le seul microcosme des débats politiques, nombreux en cette année très riche en scrutins électoraux. Car en matière de « clivage et de boucs émissaires », les citoyens sont aussi passés maîtres sur les réseaux sociaux. À l’idée qu’un match de foot Israël-Belgique puisse être accueilli sur notre territoire, les avis déferlent entre pro et anti, sur fond de conflits au Moyen-Orient. Certains rappelant que l’on a été moins regardant lorsqu’il s’agissait d’accueillir le maire de Téhéran dans notre capitale pour le Brussels Urban Summit… Autre horizon : que dire des réactions après la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris ? Parmi de nombreuses évocations historiques et de mises en scènes musicales ou artistiques, certains n’en ont retenu qu’une seule : celle qu’ils ont vue comme une parodie de la dernière Cène. Certes, les personnages étaient très typés, festoyant comme lors d’une gay-pride. Il n’en fallait pas moins pour provoquer des raz de marée d’indignations, de quolibets, d’injures anti-LGBT… Avant que d’autres ne remettent l’évocation dans un contexte plus large : oui, il y avait bien évocation de la Cène, mais aussi du festin des dieux sur l’Olympe, avec l’apparition de… Dionysos.
PENSEZ BINAIRE !
Si les deux exemples ci-dessus touchent à des sujets sensibles (politiquement ou culturellement), ils montrent que les réactions peuvent s’emballer en un rien de temps. Fini le café du commerce où une dizaine de voisins ou de collègues refaisaient le monde. Bonjour la caisse de résonnance (et de déraison) que constituent les réseaux numériques de communication. Si le langage binaire (formé par des 0 et des 1) est au cœur du développement de la superstructure informatique (comme moyen), c’est aujourd’hui à la pensée binaire des utilisateurs qu’il faut faire face (comme message). Il ne s’agit pas de rêver à un monde bisounours, sans débats d’idées, sans convictions sur lesquelles on s’appuie, sans pluralité des opinions. Ce qui est au cœur du problème est plutôt la manière dont les idées s’entrechoquent et se disputent sur les réseaux. Sans oublier les risques de manipulations et de tentatives de déstabilisation.
Cet univers où l’on doit impérativement choisir votre camp et dézinguer toute opinion contraire à la vôtre participe et amplifie sans doute une logique d’opposition binaire : celle où entre deux options distinctes, faire le choix de l’une entraîne de facto l’exclusion de l’autre. Ce mécanisme de pensée devient une habitude, renforcée par les outils d’approbation ou de relais d’une info proposés sur les réseaux et par l’invitation à l’immédiateté. Cette habitude réduit l’univers à l’opposition entre deux éléments : c’est juste ou c’est faux, j’ai tort ou j’ai raison, c’est réussi ou c’est raté, il est gentil ou il est méchant, c’est bon ou mauvais…
PERCER SA BULLE
Parmi ces mécanismes, la bulle de filtre participe du renforcement de son identité et de son attitude/habitude, puisqu’internet favorisera le filtrage des informations qui correspondent à son profil. Une forme de communautarisme d’idées… Ou de recherche d’une identité sociale harmonieuse échappant au tumulte extérieur. Dans une récente contribution sur les préjugés et les stéréotypes, Anissa Tahri donnait plusieurs pistes. Certaines pourraient être transposées à notre réflexion : « Accepter les stéréotypes : il est important de les connaitre car cela permet de savoir ce que la société véhicule comme croyances à l’égard d’un groupe particulier ; éviter une surexposition aux médias qui véhiculent des stéréotypes auxquels on finit par s’habituer inconsciemment ; rester curieux ; se décentrer de nos préjugés, être ouvert à ce que la personne est en tant qu’individu singulier et non pas en tant que membre d’un groupe ; créer les conditions pour une capacité d’action : ouvrir le champ des possibles et sortir d’une identité figée dans des préjugés ; maintenir une relation de collaboration ; sortir de notre position “d’expert”, membre d’un groupe dominant ; équilibrer la relation en donnant une place au savoir de l’autre. »
Stephan GRAWEZ
Anissa TAHRI, « Entre “bons” et “mauvais“ réfugiés, comment ne pas se laisser aveugler par les préjugés ? » in « De l’exil à l’avenir » (pp. 64- 74), Fédération des CPAS. 2023.