Angelina Bruno : « C’est l’envie de vivre qui m’a sauvée »
Angelina Bruno : « C’est l’envie de vivre qui m’a sauvée »
Victime à 17 ans d’un grave accident de voiture qui lui a coûté un bras, la Carolo Angelina Bruno s’est reconstruite grâce à la danse, comme elle le raconte dans son livre autobiographique, Danser pour survivre. Avec, en guise de point d’orgue, sa performance remarquée lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris.
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Mercredi 28 août 2024, cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris. Sur la place de la Concorde, au pied de l’obélisque, Lucky Love chante My Ability, accompagné par une trentaine de danseurs, certains en fauteuil roulant, d’autres unijambistes. Lui-même n’a pas de bras de gauche. Il s’approche d’une jeune femme qui, elle, est amputée de son bras droit. Sa veste glisse de son épaule et leurs moignons viennent se caresser. Elle, c’est une danseuse belge de 37 ans, Angelina Bruno. « Je n’ai même pas les mots pour dire ce que j’ai vécu, souffle-t-elle. J’ai mis trois jours pour redescendre de mon nuage. On a répété pendant des mois, on a fait des sessions avec cent cinquante danseurs, on était en sang. »
SON HEURE VENUE
Quel chemin pour en arriver là ! D’autant plus que ce “là” aurait pu ne jamais arriver. Une journée d’été 2004, la jeune carolo s’en va pique-niquer avec son amoureux au barrage de l’Eau d’Heure. Le long du lac, la voiture fait une embardée et percute un poteau. Elle pense son heure venue, se remémore-t-elle dans son récit autobiographique, Danser pour survivre. « La mort m’attendait là, juste à côté. Je pouvais, la sentir et luttais de toutes mes forces pour garder les yeux ouverts, car je sentais que si je me laissais aller, elle m’emporterait avec sa faucille. » Après des mois de souffrance, elle se rétablit. Mais avec un bras en moins. Elle a 17 ans. « Réécrire mon accident a été douloureux, confie-t-elle aujourd’hui. C’est la première fois que j’allais dans les détails. Pendant tout le livre, j’ai fait beaucoup de cauchemars. Le choc post-traumatique ne s’en va jamais, je reste une personne anxieuse. Certaines choses me font encore peur, comme prendre les transports, mais j’avance. J’en ai voulu à Dieu, me demandant : pourquoi moi ? Qu’ai-je fait de mal ? Mais petit à petit, ma colère est descendue et j’ai retrouvé ma connexion avec le Seigneur et ma foi. »»
Ce qui l’a fait tenir, elle en est convaincue, est une irrépressible envie de vivre qui date de sa naissance En 1987, la fillette prématurée qui voit le jour est en effet de couleur bleue, le cordon enroulé autour du cou. Un cordon de plus sectionné suite à une chute de sa mère, ce qui l’a privée de nourriture pendant trois semaines. Elle est prénommée Francine. Peu choyée par ses parents, un père maçon sicilien souvent présent et une mère belge « stricte et impulsive », elle grandit dans un environnement « peu sécurisant ». « L’amour inconditionnel », elle le trouve chez sa grand-mère. Un jour, à 7 ans, elle joue seule dans la cour de l’école qui jouxte le jardin de ses grands-parents. Une voiture se gare, un homme en descend et lui demande de lui montrer où se trouvent les toilettes. À ce moment, un autre véhicule s’arrête, conduit par sa mère et son grand-père qui, d’ordinaire, ne viennent jamais la chercher. L’individu s’enfuit. Elle apprendra plus tard à la télévision le nom de son potentiel agresseur : Marc Dutroux.
NAISSANCE D’ANGELINA
Après son accident, on lui fabrique une prothèse à laquelle elle ne s’est jamais vraiment habituée car elle tire sur son épaule. Son médecin lui prédit qu’elle devra se satisfaire d’un travail adapté pour une personne handicapée. Elle est « dévastée », mais ne peut l’accepter. La danse va la sauver. Et plus spécifiquement le hip-hop enseigné à l’école Modino récemment ouverte à Charleroi. C’est à ce moment-là que naît Angelina. Une fille « super bien dans sa peau », « fière de son physique atypique », « symbole de force et de courage » qui refuse le statut de victime. « On pourrait dire : ouh là là ! la pauvre, elle a eu une vie dramatique, il ne lui arrive que des galères, on s’arrête quand ? Mais, d’un autre côté, j’ai fait de formidables rencontres, plein de choses ont émergé que je n’aurais jamais connues. J’ai un incroyable amour pour la vie et les gens, je ressens fort cela. Toutes les rencontres ou les petites choses du quotidien me remplissent de bonheur. Et je peux dire que j’ai eu de la chance. Mais elle se travaille aussi. Il faut être au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. Même s’il y a toujours une partie qu’on ne contrôle pas. »
Son appétit pour les challenges, son côté fonceuse, ont pourtant entraîné la jeune artiste sur une voie de garage. Après avoir fait une tournée de plusieurs mois avec le rappeur français Black M, elle se décide à prendre un Airbnb « abordable » en banlieue parisienne – tout en laissant son « cœur » en Belgique. Repérée, elle passe à l’émission télé de Faustine Bollaert, Ça commence aujourd’hui, où des personnes viennent évoquer des moments marquants de leur existence, elle est invitée à Touche pas à mon poste, participe à un jeu vidéo et fait des conférences. C’est lors de l’une d’elles que le comédien et réalisateur Fabrice Éboué lui propose de devenir humoriste. Mais parler avec légèreté et humour de son handicap ou construire un sketch dessus, ce n’est pas la même chose. Il lui faudra deux ans pour se rendre compte que le stand up, ce n’est pas pour elle, qu’elle « ne se retrouve pas dans ce monde » où elle a l’impression de ne pas être à sa place, rattrapée par le syndrome de l’imposteur. « Cette sensation de m’agiter pour qu’on rigole, je n’aimais pas du tout. Je me sentais comme une bouffonne. »
CATACLYSME ÉMOTIONNEL
Ce qui va lui donner la force d’arrêter est un événement tragique, un cataclysme émotionnel : la mort de son père. Naguère distant, son « papa » s’était considérablement rapproché d’elle après son accident, la soutenant toujours et l’accompagnant si nécessaire. « Je ne me remets pas de sa disparition, soupire-t-elle. Il est parti il y a deux ans et, pour moi, c’était hier. J’ai un trou dans le cœur, je suis remplie de tristesse. En le perdant, j’ai perdu le sens de ma vie. On n’est pas préparé au fait que vieillir, c’est perdre les gens qu’on aime. L’écriture de ce livre m’a permis de me rapprocher de lui, de me rappeler d’où je viens et qui je suis. » Les valeurs qu’il lui a enseignées sont principalement le sens de la famille, dont l’un des ciments est la nourriture, et la loyauté.
« Aujourd’hui, j’ai totalement l’impression d’être à ma place, là où je dois être. Je me sens bien dans tout ce que je fais. Je suis toujours très enthousiaste de voir ce que la vie me réserve. » Tout en dansant à certaines occasions, comme lors des Jeux paralympiques, c’est dans la danse-thérapie, axée sur le hip-hop, que s’accomplit actuellement Angelina Bruno. Elle organise des week-ends immersifs pour adultes autour d’une thématique – par exemple la confiance en soi. Alternant danse, mouvement, marche, exercices d’écriture ou de visualisation, elle plonge dans l’enfance des participants qui ont subi un traumatisme, touche à leurs croyances profondes. « Choisir le statut d’artiste, ce qui est à la fois instable et plein de surprise, m’invite à toujours trouver des objectifs. J’aime trop ce rythme-là de vie, même s’il est parfois très usant. Le besoin d’avoir des buts drille mon quotidien, me donne une consistance que je n’avais pas auparavant. »
Propos recueillis par Michel PAQUOT
Angelina BRUNO, Danser pour survivre, Monaco, Éditions du Rocher, 2024. Prix : 18€. Via L’appel : – 5% = 17,10€.