Oh! Canada de Russel Banks: le scénario d’une vie rêvée
Oh! Canada de Russel Banks: le scénario d’une vie rêvée
Peut-on raconter sa vie ? Et qu’est-ce qui nous pousse à le faire ? Dans son dernier livre, Oh Canada, Russel Banks explore ce domaine étrange des souvenirs qui trament le récit de toute existence.
Publié le
· Mis à jour le

« Au souvenir de qui je fus, je vois un autre/Et le passé n’est le présent qu’en la mémoire/Qui je fus est un inconnu que j’aime/Et qui plus est, en rêve seulement. » (Fernando Pessoa) Cet exergue que Russel Banks a choisi pour introduire son nouveau livre, Oh, Canada, lui donne son ton particulier et le résume parfaitement. Il permet aussi au lecteur de mieux se situer dans ce roman flamboyant et méditer sur le récit de sa propre vie quand arrivera le crépuscule des jours.
LA VIE COMME MALENTENDU
Tout se passe dans une maison cossue d’un quartier huppé de Montréal où habite Léonor Fife, un documentariste engagé, renommé et reconnu par le grand public. Tout le monde pense qu’il a jadis quitté les États-Unis et émigré vers le Canada pour échapper à la conscription qui l’aurait mené à combattre au Vietnam. Soixante mille jeunes de sa génération ont déserté de cette manière. Il a d’ailleurs été leur porte-parole à travers son œuvre. Pourtant, ce n’est pas vraiment cet engagement qui l’a conduit là où il vit, mais bien les aléas de sa vie. « J’ai été victime des circonstances », avoue-t-il. Son existence a été rocambolesque, faite de compromissions, de petites trahisons, de lâchetés et de faux-fuyants. S’y croisent des anonymes, ou non comme Joan Baez et Bob Dylan, des amours de passage, des amitiés furtives, des traces de rencontres et de voyages hasardeux, des engagements ponctuels et des fuites peu courageuses.
C’est une circonstance particulière qui le pousse à revenir sur son passé. En effet, Malcolm, l’un de ses anciens élèves, désire réaliser un reportage sur son maître et l’interroger sur sa carrière en recourant à un procédé qu’il a lui-même imaginé et tant utilisé : fond noir et l’interviewé face caméra, éclairé seulement par une lumière crue. Il accepte donc de se soumettre à ces ultimes moments qu’il veut de vérité où, pense-t-il, il pourra enfin « parler comme il en a envie ».
HORS DE VUE
Mais que reste-t-il de soi quand la fin de vie est là ? Quelle est l’urgence de dire enfin sa vérité à soi-même et à ceux et celles qui sont les plus proches ? Où est la vérité lorsque les souvenirs se mélangent et s’évanouissent à cause de la mémoire qui s’embrouille par la force de l’âge ou sous l’action des médicaments ? En transmettre les traces malgré les roueries de la mémoire est, au cœur d’une vie, ce qui reste de plus fort et de plus vrai. Le personnage connaît bien les rouages du média à qui il se confie puisqu’il « a passé la plus grande partie de sa vie d’adulte derrière la caméra, hors de vue, posant des questions puis enlevant ses questions au montage pour laisser seulement les mots qu’il voulait qu’on entende et les images qu’il voulait qu’on voie ».
Le lecteur se rend rapidement compte qu’il a une autre idée en tête en exigeant impérativement la présence de sa femme afin qu’elle puisse entendre ce qu’il va dire. Non pas à travers une juxtaposition de propos retenus par un réalisateur, mais en vrai et en vrac. Le tournage devient donc très vite une confession intime pour un être aimé et ses confidences forment une longue déclaration d’amour à celle qu’il a tenté de toujours aimer. Ultime tromperie de sa part ou tentative d’écrire une dernière fois un scénario d’une vie vécue ou rêvée ?
« Ça vous paraîtra de la fiction, comme si j’inventais presque tout, mais ça ne me dérange pas. Je me fous de ce que vous ferez de mon histoire une fois que j’aurai fini de la raconter. Je serai mort. » À ce moment-là, quelle sera la vérité du film qui a été tourné autour de ses déclarations ? En sachant bien que tout ceci est un roman. Et où se niche la vérité d’un roman ?
Christian MERVEILLE
Russel BANKS, Oh, Canada, Arles, Actes Sud, 2022.